Solidaires : « Le dialogue social, on le cherche toujours ! »

Murielle Guilbert et Julie Ferrua, les deux déléguées générales de l’Union syndicale Solidaires, espèrent réussir à construire une large mobilisation en 2025 pour affronter la longue crise sociale et politique dans laquelle s’enfonce le pays. Les chantiers ne manquent pas.

Pierre Jequier-Zalc  • 8 janvier 2025 abonné·es
Solidaires : « Le dialogue social, on le cherche toujours ! »
À Paris, le 6 janvier 2024. Murielle Guilbert et Julie Ferrua (à droite), codéléguées générales de l’Union syndicale Solidaires.
© Maxime Sirvins

Murielle Guilbert et Julie Ferrua sont les codéléguées générales de l’Union syndicale Solidaires depuis mai 2024. La première, inspectrice des finances publiques, a été réélue à ce poste lors du dernier congrès, qui a placé un tandem uniquement féminin à la tête de l’organisation en désignant également Julie Ferrua, infirmière au CHU de Toulouse, qui remplace à ce poste Simon Duteil. Un signe fort alors que, début 2023, Murielle Guilbert s’était insurgée d’être la seule femme parmi les leaders des organisations syndicales.

La fin d’année 2024 a été particulièrement dure d’un point de vue social : licenciements nombreux, reprise du chômage, présentation d’un budget extrêmement austéritaire, etc. Comment abordez-vous ce début d’année 2025 ?

Murielle Guilbert : On a un nouveau gouvernement mais la feuille de route, elle, ne change pas. Il suffit de regarder le profil des nouveaux ministres pour s’en rendre compte. Nous n’attendons rien de ce nouveau gouvernement. Pire, son casting nous inquiète particulièrement. En tant que féministes, nous trouvons ainsi très problématique de nommer Gérald Darmanin à la Justice. Dans le même temps, nous faisons face à une situation sociale assez catastrophique. Depuis novembre, les annonces de plans de licenciements s’enchaînent. On parle de 150 000 suppressions d’emplois !

Il y a certains combats pour l’emploi qui durent depuis des mois et dont on parle très peu dans les médias.

J.F.

Julie Ferrua : Si on ajoute à ce chiffre les conséquences de ces licenciements sur la sous-traitance, qui va forcément en pâtir, on atteint une estimation de 300 000 suppressions d’emplois – sans compter les associations qui font face à d’importantes baisses de budget et doivent aussi se séparer de salariés.

M. G. : Or, ce qu’on constate – et même Michel Barnier l’avait souligné ! –, c’est que ce sont majoritairement des grandes entreprises qui licencient, alors qu’en parallèle elles distribuent moult dividendes à leurs actionnaires. Elles ne sont donc pas déficitaires mais elles délocalisent pour réaliser toujours plus de profits.

Comment répondre à cette situation sociale, au niveau national ?

J. F. : Les luttes contre ces plans de licenciements sont très souvent locales. Nous ne sommes saisis au niveau national que quand les camarades n’arrivent pas à faire grandir leur lutte sur le terrain. Ainsi, il y a certains combats pour l’emploi qui durent depuis des mois et dont on parle très peu dans les médias : comme la mobilisation chez Valeo, où 238 postes sont supprimés. Et cette lutte, localement, est hyper importante : elle mobilise l’ensemble de la population, pas simplement les travailleurs et les travailleuses de Valeo.

Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de nouvelles lois sécuritaires ou sur l’immigration.

M.G.

M. G. : Nous portons plusieurs revendications au niveau national. Notamment sur la question des aides publiques, dont ont massivement bénéficié ces grandes entreprises qui, aujourd’hui, licencient. Il faut conditionner ces aides : on ne peut pas accepter que des entreprises aidées délocalisent ensuite leur chaîne de production en Turquie ou en Roumanie.

Trouvez-vous que les politiques sont à la hauteur de ces enjeux, sur la question de la préservation de l’emploi notamment ?

J. F. : À quelques endroits, il y a eu des soutiens politiques, notamment issus des partis membres du Nouveau Front populaire. Mais globalement, sur l’ensemble du territoire, ce phénomène est resté mineur. Pourtant, en appui des luttes des travailleurs et des travailleuses, un soutien politique pourrait changer la donne.

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Le sujet des retraites, deux ans après la présentation de la réforme Borne, reste très présent dans l’actualité. François Bayrou a exclu toute abrogation, même s’il s’est dit prêt à ouvrir la discussion, évoquant par exemple la retraite par points. Qu’avez-vous pensé de ses déclarations ?

J. F. : Sur ce sujet, notre mandat est clair et n’a pas changé. Nous demandons toujours l’abrogation de cette réforme à la fois injuste et inutile. Nous prônons depuis plusieurs années le retour du départ à la retraite à 60 ans avec 37,5 annuités. En 2019, nous étions déjà opposés à la retraite par points, nous le sommes toujours. Le premier ministre essaie d’ouvrir des petites portes pour récupérer quelques députés du Parti socialiste sur la retraite par points ou avec quelques aménagements, minimes, de la dernière réforme.

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Le sujet de la pénibilité, par exemple, reste largement en friche pour de très nombreux métiers où celle-ci n’est pas reconnue. Et les gouvernements successifs ont beau dire qu’ils vont effectuer des aménagements sur cette question, cela fait des années qu’on entend ça et que ça n’aboutit à rien. Aujourd’hui, il y a toujours de nombreux métiers où, dès 56 ans, on a le dos bousillé.

M. G. : La réforme est passée, mais les conditions de travail n’ont, elles, pas changé. Pire, elles se sont dégradées. Or il existe des financements possibles pour abroger cette réforme. Clairement, la pilule n’est pas passée : pour nous comme pour l’ensemble de la population.

Le nouveau budget sera présenté dans les prochains jours. Ses grandes lignes semblent identiques à celles du budget présenté à l’automne par le gouvernement Barnier. Quels sont les messages que vous voudriez faire passer au gouvernement ?

M. G. : Regarder ce qu’on peut gagner du côté des recettes avant de diminuer les dépenses : l’idée paraît simple. Pourtant, pour le gouvernement, elle est anarchique. Nous, ce qu’on demande, c’est une révision de la fiscalité dans l’optique d’élargir l’assiette fiscale. Ce sujet devrait être associé à une réflexion sur l’utilité sociale et environnementale, car la fiscalité est clairement un des leviers pour entamer une bifurcation écologique.

Julie Ferrua (à droite) : « Il y a des endroits où, malgré les non-victoires, les luttes continuent. Je pense notamment au mouvement féministe, qui se mobilise largement malgré les maigres avancées obtenues. » (Photo : Maxime Sirvins.)

C’est cela que nous voulons dire au gouvernement : il ne sera pas possible de continuer à casser le service public, l’hôpital, l’éducation, le logement, le secteur associatif – bref, tout ce qui crée du lien social. Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de nouvelles lois sécuritaires ou sur l’immigration. Il nous faut un réinvestissement dans les services publics sur l’ensemble du territoire, parce que leur manque est une des causes de la montée de l’extrême droite. Et, pour y faire face, on ne peut pas simplement adopter le discours du Rassemblement national en espérant que cela permettra de conserver le pouvoir tout en construisant un budget sous le seul prisme néolibéral.

Le 5 décembre, il y a eu une importante mobilisation dans la fonction publique pour contester la proposition de budget du gouvernement Barnier. Peut-on s’attendre à de nouvelles mobilisations de ce type dans les prochaines semaines ?

J. F. : Pour l’instant, nous sommes un peu en attente. Les premières réunions commencent cette semaine avec le nouveau ministre de la Fonction publique. Mais les suppressions de postes ou la question des jours de carence sont toujours sur la table. Et la colère demeure bien présente.

Il ne faut rien lâcher, ça fait partie de notre ADN.

J.F.

M. G. : Éric Lombard, le nouveau ministre de l’Économie, a adopté le terme de « simplification de la fonction publique ». Certes, ce n’est pas Elon Musk, mais il y a quand même un discours de « fonctionnaires bashing » qui est hallucinant. Donc, si les annonces sont les mêmes que celles de Guillaume Kasbarian [le ministre de la Fonction publique du gouvernement Barnier, N.D.L.R.], il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas une nouvelle mobilisation.

Depuis la défaite sur la réforme des retraites, le syndicalisme semble englué dans une forme de défaitisme. La mobilisation de Sud Rail contre le démantèlement de Fret SNCF, par exemple, a été importante, sans être couronnée de succès. Comment comptez-vous inverser cette tendance ?

J. F. : Il y a des endroits où, malgré les non-victoires, les luttes continuent. Je pense notamment au mouvement féministe, qui se mobilise largement malgré les maigres avancées obtenues. Il ne faut rien lâcher, ça fait partie de notre ADN. Sur le fret, certes on n’a pas réussi à gagner la bataille, mais on a fait émerger ce sujet, notamment grâce à l’alliance écologique et sociale qu’on a construite avec de nombreux collectifs et associations. Dans les luttes concrètes, locales, notamment environnementales, cela peut créer des rapports de force intéressants, comme on l’observe à propos des mégabassines. Ainsi, la justice vient d’en déclarer quatre illégales, dont celle de Sainte-Soline. Ces victoires sont symboliques mais aussi très concrètes et permettent de poser des jalons.

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M. G. : Pour nous – et c’est pour ça aussi que nous sommes dans l’alliance écologique et sociale –, il faut mobiliser plus large. Il faut que l’ensemble de la population prenne part à ces batailles. Nous reconnaissons aussi que nous faisons face à des difficultés pour que les travailleurs se mettent en grève, afin de barrer la route à certaines réformes, voire d’imposer d’autres revendications. Ça reste complexe. Mais nous nous trouvons dans une telle situation de crise sociale et politique que nous espérons que de nouvelles mobilisations émergent. Je pense en particulier aux questions d’emploi, d’industrie ou relatives à la fonction publique. Tous ces sujets peuvent créer les conditions pour se projeter dans un mouvement interprofessionnel, bien que certains, dans l’intersyndicale, essaient de grappiller des miettes. Ça n’aide pas.

L’intersyndicale existe-t-elle vraiment encore ? Conserver cette unité vous semble-t-il indispensable aujourd’hui, quitte à se « déradicaliser » ?

M. G. : L’intersyndicale est un outil. On l’a toujours dit. Et, clairement, sur le mouvement des retraites, il a été utile. Je pense que ça n’a nullement empêché une radicalité, parce que, de toute façon, la radicalité, ce n’est pas en intersyndicale nationale qu’elle se décrète. C’est sur le terrain qu’elle fuse et déborde. Aujourd’hui, on a changé de phase dans l’intersyndicale. Pendant le mouvement contre la réforme des retraites, se voir toutes les semaines pendant six mois a créé une capacité de discussion franche pour identifier les points communs mais aussi les limites.

La crise politique et sociale crée des atermoiements sur ce qu’on peut et veut faire entre syndicats.

M.G.

En ce moment, la crise politique et sociale crée des atermoiements sur ce qu’on peut et veut faire entre syndicats. Nous avons par exemple été surpris par le dernier communiqué d’une partie de l’intersyndicale, signé avec les organisations patronales, dont le Medef [le 17 décembre, la CFDT, la CFE-CGC, la CFTC et FO ont signé un texte avec le Medef, la CPME et l’U2P demandant de la stabilité politique, N.D.L.R.]. Cela n’a pas du tout été apprécié à Solidaires, notamment localement.

Murielle Guilbert (à droite) : « On ne restera pas dans une intersyndicale si ça entrave notre capacité à vouloir créer de la mobilisation et du rapport de force. » (Photo : Maxime Sirvins.)

On voit bien que certains syndicats représentatifs veulent reprendre une place, être des « acteurs et actrices du dialogue social ». Nous, le dialogue social, on le cherche toujours ! Actuellement, on est plus sur une intersyndicale qui se cherche des points de lutte communs. Et on se retrouve sur certains sujets, comme le féminisme ou l’antiracisme, autour desquels s’unissent de plus en plus d’organisations syndicales. L’unité la plus large possible a un impact dans la capacité de mobiliser le plus largement possible. Mais on ne restera pas dans une intersyndicale si ça entrave notre capacité à vouloir créer de la mobilisation et du rapport de force.

Lors de votre dernier congrès, vous avez beaucoup mis l’accent sur la question écologique et environnementale. À l’inverse, la CGT a préféré sortir du collectif « Plus jamais ça ! » à l’issue de son congrès. Or, depuis plusieurs années, un rapprochement entre Solidaires, la FSU et la CGT est évoqué. Où en est-on ?

M. G. : Je pense que le congrès de la CGT a effectivement marqué un tournant à la fois sur la bifurcation écologique et sur une éventuelle recomposition syndicale qui avait commencé par la FSU, la CGT et nous, notamment pour lutter contre l’extrême droite. Ce congrès a mis en avant une tendance, au sein de la CGT, qui ne voyait pas comment concilier bifurcation écologique et emploi, et avait tendance à les opposer sur certains secteurs. La sortie du collectif « Plus jamais ça ! » est le résultat politique de ce congrès-là. Or, pour nous, il était hors de question d’arrêter l’alliance écologique et sociale : lier les luttes sociales et écologiques est primordial. Ce sujet va prendre de l’ampleur dans les prochaines années, et nous devons absolument l’anticiper, notamment sur l’emploi et l’agriculture.

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Ce qu’on voit, c’est que la CGT a, d’une certaine façon, cultivé sa propre approche. Celle-ci n’est pas antinomique avec ce qu’on fait par ailleurs, mais on n’a plus de projet commun avec la CGT au sein de l’alliance écologique et sociale. C’est dommage. Malgré tout, l’opposition avec la CGT n’est pas non plus majeure sur ces questions-là. On le voit bien dans les discours de Sophie Binet, qui rejoignent pas mal de choses que nous disons. Donc, pour nous, la perspective de reprendre un jour ce travail n’est pas complètement perdue.

On sent une volonté de la CGT de reprendre la main sur le mouvement syndical.

M.G.

Observez-vous une réelle différence dans vos liens avec la CGT depuis le changement de direction ?

Il y a un changement de style. Dans l’intersyndicale, la CGT associe toujours Solidaires aux luttes nationales, cela ne change pas. Néanmoins, on sent une volonté de la CGT de reprendre la main sur le mouvement syndical, notamment dans sa « bataille » avec la CFDT. Mais cela ne concerne pas Solidaires, je laisse ces débats à la CGT.

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