Auschwitz : « Le récit des rescapés dérangeait ou paraissait dément »

À l’occasion des 80 ans de la libération du camp d’Auschwitz, France 2 diffuse un film en 5 parties de Catherine Bernstein faisant entendre le récit de 44 rescapés. Une œuvre exemplaire de transmission.

Christophe Kantcheff  • 22 janvier 2025 abonné·es
Auschwitz : « Le récit des rescapés dérangeait ou paraissait dément »
Les rescapés, hantés par cet enfer, disent leur quotidien à Auschwitz.
© France 2

Auschwitz, des survivants racontent/ Catherine Bernstein / France 2 / 27 janvier / 21 h 10.

Comme le dit Simone Veil au début d’Auschwitz, des survivants racontent, si l’expression« le devoir de mémoire » la laisse sceptique, elle se sent « le devoir de transmettre ». Ce film de Catherine Bernstein, que diffuse France 2 à l’occasion des 80 ans de la libération du camp d’Auschwitz, est une œuvre exemplaire de transmission. Du moment de l’arrestation au retour en France pour une infime minorité, avec au cœur de leur témoignage l’éprouvante survie au camp, les rescapés, qui ont échappé à la mort par une série de hasards miraculeux, disent leur quotidien à Auschwitz. Hantés encore par cet enfer. Auschwitz, des survivants racontent est le contrechamp de La Zone d’intérêt, constate avec raison Catherine Bernstein. Rencontre avec la réalisatrice.

Auschwitz, des survivants racontent est constitué de 5 épisodes, qui seront diffusés à la suite le 27 janvier. Pourquoi pas un film d’un seul tenant ?

Catherine Bernstein : Il s’agit effectivement d’un seul et même mouvement avec des chapitrages. Mais ce choix des épisodes n’est pas seulement une exigence de la télévision, ces chapitrages permettent de rythmer le récit autour de modules courts, une quarantaine de minutes. Cette durée courte et le souci du rythme rendent, je l’espère, cette parole accessible au plus grand nombre, ce qui était essentiel pour moi.

Comment est né ce film ?

En 2006, à l’initiative de Simone Veil, qui présidait la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et en coproduction avec l’INA, a été lancée une collecte de témoignages d’anciens déportés, de Justes et d’enfants cachés. Pendant un an, 115 personnes ont témoigné dans un petit studio, sur une durée illimitée. Les entretiens ont été répartis entre trois intervieweurs, dont moi. De plusieurs heures chacun, ils ont été mis en ligne sur le site de l’INA.

J’ai fait le pari que le nombre des histoires fait l’Histoire.

Au fur et à mesure que les années passent, on s’interroge sur la manière de raconter ce génocide alors que les survivants disparaissent. Ils disparaissent certes, mais quasiment tous ont témoigné devant une caméra. Quand la date des 80 ans de la libération d’Auschwitz s’est profilée, j’ai fait le constat que sur les 115 personnes, 47 avaient été déportées à Auschwitz. N’y avait-il pas un récit à faire en ayant recours à ces témoins ? Pour des questions de droit, j’ai pu utiliser 44 de ces témoignages sur 47.

Comment avez-vous construit ce récit choral ?

Les 44 rescapés participent au film. Non par volonté d’exhaustivité. Il n’y avait aucune règle. Pour la monteuse Anne Souriau et moi, seule la force du récit comptait. Certains apparaissent une ou deux fois, d’autres plusieurs fois. Même si elle est la plus connue, Simone Veil n’apparaît pas davantage. J’ai tenu à commencer ce film avec elle parce qu’elle est à l’initiative des entretiens de 2006. Il est à noter que pendant longtemps son témoignage sur le site de l’INA n’était pas disponible.

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L’un de ses fils m’a dit qu’elle en avait décidé ainsi pour éviter de tirer la couverture à elle. Elle voulait que toutes les voix soient entendues. J’ai fait le pari que le nombre des histoires fait l’Histoire. Le récit qui se construit acquiert une réalité d’autant plus dense qu’il ne s’agit pas d’un récit subjectif personnel mais, en effet, d’un récit choral. Le film est dénué de parole d’experts, même s’il est chapeauté par un historien, Tal Bruttmann, spécialiste de la Shoah.

Que cherchiez-vous en premier dans la construction de ce récit ?

L’émotion. C’est par là que cela résonne en nous. Cela peut naître d’une seule phrase, d’une anecdote d’une image générée par un mot. Quand ils ont été arrêtés, ils étaient encore des jeunes gens. Or, c’est toute leur famille qu’ils ont perdue. Tous leurs biens. Tout ce à quoi ils pouvaient rattacher leurs souvenirs. Alors qu’avant 2006 ces rescapés avaient pour beaucoup déjà témoigné, ils sont ici extrêmement sincères et généreux. Et ils sont libres dans leur parole. Ils parlent de choses très prosaïques : le sexe, la merde… Aussi de la tentation du suicide ou de la violence qu’ils ont en eux quand ils reviennent.

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J’ai essayé de montrer les conséquences humaines des lois ignobles qui ont été prises. Qu’est-ce que c’est que d’être juif sur un continent où il y a une chasse à l’homme généralisée. On comprend comment les choses se mettent en place pour engloutir tout une partie de la population. Là, ce sont les juifs qui ont été ciblés, mais la prochaine fois ce pourrait être n’importe qui d’autre… Le psychiatre antillais Franz Fanon disait : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, tendez l’oreille, on parle de vous. »

Quasiment tous m’ont dit qu’ils avaient frôlé l’internement en psychiatrie.

Je trouve énorme qu’à l’échelle d’un continent on puisse traquer des gens jusqu’à arrêter des bébés dans leur lit pour les envoyer à 2 000 km de là dans le but de les assassiner. C’est de cette énormité-là que traite le premier épisode. Qu’on soit riche, pauvre, religieux, pas religieux, en France ou en Pologne, un bébé ou un vieillard, rien ne protégeait. Aujourd’hui, avec la montée de l’extrême droite, je me dis parfois qu’il faudrait fuir. Mais fuir où ? Cette question se posait à tous les juifs à cette période.

La cinquième partie, qui raconte leur retour, pointe du doigt le fait qu’ils ont parlé mais qu’on ne les a pas écoutés, voire qu’on leur a intimé de se taire…

Quasiment tous m’ont dit qu’ils avaient frôlé l’internement en psychiatrie tant ce qu’ils racontaient dérangeait ou paraissait dément. Personnellement, je suis bouleversée par ce que dit l’un des témoins, Benjamin Silberberg, qui, à son retour d’Auschwitz, ne peut pas avouer la vérité à sa mère. Donc celle-ci pense qu’il a abandonné son père et sa mère. Et pour ne pas lui faire de peine, il endosse ce grave reproche.

Vous indiquez scrupuleusement la topographie des lieux. Pour quelle raison ?

L’idée générale est de découvrir Auschwitz dans la perspective des prisonniers, des prisonniers juifs en particulier. Mais il est très difficile de comprendre leur récit si l’on ne comprend pas les lieux alors. Je décris la topographie des lieux à travers le commentaire et une mini-animation, au moyen aussi des photos prises par les nazis – « L’album d’Auschwitz » – et de vues aériennes.

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On dit souvent qu’Auschwitz comportait un camp de concentration et un camp d’extermination. Mais comme je l’ai appris auprès de Tal Bruttmann, il est abusif de parler de camp d’extermination. Les gens arrivent et sont immédiatement tués, le lieu de la mise à mort étant réduit et se trouvant à l’extérieur du camp. En outre, Auschwitz était un chantier permanent, qui ne cessait de s’étendre.

Globalement, votre mise en forme est très sobre…

Le but était de mettre mon savoir-faire au service de quelque chose plus grand que moi : à savoir l’écoute de ces témoignages. Par ailleurs, les photographies d’Auschwitz ne sont pas nombreuses, donc il me semblait important de dire qui les a prises et pourquoi. J’ai bénéficié d’une très grande liberté. J’ai ainsi pu faire en sorte qu’on ne colorise pas les images d’archives, ou que le hors-champ des photos ne soit pas reconstitué – avec l’intelligence artificielle, maintenant, tout est possible. Pour ma part, j’évite les images terrifiantes. J’essaie de faire ressentir l’horreur sans la montrer. Pour que tout le monde puisse voir ce film. Je suis donc très heureuse que France Télévisions donne cette grande visibilité à ces témoignages.

Un demi-million de Tsiganes ont été assassinés par les nazis. Et sur ce génocide il n’y a toujours pas de récit.

Vous avez réalisé plusieurs films autour de la Shoah mais pas seulement. Par exemple, Congo Océan, Un chemin de fer et de sang retrace l’aventure coloniale, dans les années 1920 et 1930, de la création d’une ligne de chemin de fer qui a coûté la vie à au moins 20 000 ouvriers africains. Qu’est-ce qui fait le lien dans votre filmographie ?

La question de l’exclusion de l’autre – qui se solde par des massacres à grande échelle. Il arrive qu’on me dise à propos de la Shoah : « Ne pouvez-vous pas passer à autre chose ? » Non, aujourd’hui je souhaite raconter le génocide des Tsiganes. Mais peu de personnes s’intéressent aux Tsiganes. Un demi-million de Tsiganes ont été assassinés par les nazis. Et sur ce génocide il n’y a toujours pas de récit, pas de grands documentaires, pas de grands films. Il faut réparer cela.

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