Du boum boum politique ?
À côté de l’industrie capitaliste de la nuit, l’auteur et enseignant Antoine Idelon, dans un essai revigorant, souligne le potentiel critique et politique de la fête, brassage de géométries sociales alternatives.
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Boum Boum. Politiques du dancefloor, Arnaud Idelon, préface de Gorge Bataille, postface de Florian Gaité, éd. Divergences, 208 pages, 16 euros.
Affalé sur un canapé, un fêtard, le teint blême mais tout sourire, se penche vers son voisin et soulève ses lunettes de soleil, découvrant de lourds cernes sous ses yeux : « Quelle heure est-il ? » Celui-ci, « les mâchoires serrées, mais la fête toujours au corps », lui répond alors, hilare : « Il est 16 heures du matin ! » C’est l’after. « Certain·es dansent encore, l’épiderme secoué toujours des BPM, d’autres lézardent dans la lumière de l’après-midi. »
Pratique sans doute étrange pour les non-initié·es, l’after party est comme « un espace-temps tout à la fois de rupture et de continuité ; continuum de la fête quittée pour une autre, et une autre, avant d’échouer ensemble dans un parc ou un appartement et rupture cognitive d’une nuit et sa grammaire ramenée au grand jour ». Également, « la force obsessionnelle de conserver la fête en soi, de retarder son départ », quand « à la veille d’un jour qui ne vient pas, les corps restent et, avec obstination, continuent ». Où « prolonger l’after n’est que l’autre nom d’empêcher le jour d’arriver. Et même si minuit est passé depuis seize bonnes heures, il n’est pas encore demain ».
Cette scène, nombre de fêtard·es contemporain·nes l’ont certainement vécue et souriront à sa description. Car ce riche petit essai est ouvertement fondé sur une « expérience située », « intime » d’une fête (et de ses prolongements) « traversée par son époque et ses pivots ». Celle de son auteur, Antoine Idelon, journaliste, programmateur d’événements nocturnes (et du festival de poésie et performance Sturmfrei) et enseignant à l’École des Arts de l’université Paris-I. Expérience dont il admet volontiers qu’elle a été pour lui « un espace de transformation, qu’elle a déclenché une mutation de [son] rapport au corps, aux autres et au monde ».
Une fête de la saturation des sens, des états modifiés de conscience.
A. Idelon
Son livre, « complice, allié, dans une dynamique intersectionnelle », se veut donc une exploration, « sans prétendre à l’universel », d’une fête « urbaine, sombre et galopante, secouée de sons techno, dans des clubs, des entrepôts, des terrains vagues, parfois des prés ou des forêts, traversée par des corps étranges, des genres et des sexualités troubles, des identités floues, une fête de la saturation des sens, des états modifiés de conscience » … Mais une fête qui, en tout cas, « ne se réduit pas au ‘boum boum’ que certain·es aîné·es plaquent sur la fête techno, espace perçu comme abrutissant, aliénant et nihiliste d’une génération que l’on dit en perte de repères, à défaut de la comprendre ».
« Potentiel transformateur »
Sans prétendre néanmoins à l’exhaustivité, ni décrire et observer tout le panel des événements festifs, bien conscient de ces « angles morts » qu’il reconnaît très peu connaître, dont il ne parlera pas et sur lesquels bien d’autres ont déjà ouvrir, l’auteur souligne ainsi que nombre d’entre eux ne sont pas abordés dans son ouvrage. Toutes les fêtes mondaines, républicaines, traditionnelles, votives, les grands festivals et autres carnavals…
S’il s’agit pour lui d’explorer le « potentiel transformateur » des nuits urbaines contemporaines et de sonder la progression de l’intime vers le collectif avec des « géométries sociales alternatives naissant sur le dancefloor », lieu politique donc, Antoine Idelon est toutefois bien conscient d’une certaine artificialité apolitique, notamment dans les clubs, des fêtes organisées d’abord pour des « danseur·euses-consommateur·rices ».
Où, telle une « infrastructure de service dédiée au divertissement », souvent lucrative, la fête peut aussi être bien encadrée par le pouvoir, bien insérée dans le capitalisme tardif, dans la société du spectacle, servant ou de soupape du quotidien, ou de transgression momentanée « pour mieux programmer le retour à l’ordre ». Il s’agit donc, pour l’auteur, de dénoncer aussi cette « cosmétisation annihilant le potentiel critique de la vie collective », synonyme de dépolitisation. Pourtant, jusqu’à nos jours, les pouvoirs, inquiets, ont toujours surveillé la fête, allant (notamment depuis la crise du Covid) jusqu’à la criminaliser. Même si elle est souvent un endroit politique « paradoxal ».
Antoine Idelon, dans un style élégant, veut croire à « la réhabilitation du caractère politique de la fête ». Techno aussi ! Il est loin d’être aisé que d’écrire sur la fête. Ou sur les fêtes. Car festoyer, ou « faire » la fête, renvoie à des bouffées d’émotions rarement généralisables, difficilement analysables. Désirs, souvenirs, sensations, par nature, sont peu à même d’entrer dans des grilles d’analyses ou des catégories raisonnables, raisonnées, classables.
Le caractère collectif de la fête, a priori évident, en fait un fait social – et n’a cessé d’être analysé comme tel.
Et pourtant, la fête ne serait-elle qu’une expérience, un moment de vie individuel ? Évidemment non, puisque la fête ne se fait qu’à plusieurs ! Son caractère collectif, a priori évident, en fait donc un fait social – et n’a cessé d’être analysé comme tel, d’une période historique à une autre, depuis les agapes ou orgies grecques, perses, indiennes ou romaines. Et l’auteur de faire sienne cette phrase (anonyme) taguée à la sortie d’un club parisien : « La fête, si elle est autre que célébration d’une puissance collective, n’est que pure mascarade ! »
Les parutions de la semaine
Fragment d’un village global, Marshall McLuhan, traduit de l’anglais par Nathan Esquié, éd. Allia, 96 pages, 8 euros.
Curieusement de plus en plus oublié, Marshall McLuhan (1911-1980), théoricien canadien pionnier de l’analyse des médias, auteur d’un fascinant ouvrage La Galaxie Gutenberg (1962), fut l’un des premiers à comprendre le rôle des nouvelles technologies. Dans cet article précurseur de 1969, il annonce l’avènement d’un « village global » et combien, déjà, comme jadis l’alphabet puis l’imprimerie, les innovations numériques « façonnent et révolutionnent les structures sociales et politiques » de nos sociétés. Cette « scission profonde » que nous sommes, selon lui, loin de saisir – et même d’accepter – forge un « nouvel environnement » qui, « transformation brutale », est « sans retour en arrière possible ». Un texte fondateur.
Virginia Woolf, journaliste. L’Histoire méconnue d’une émancipation par le journalisme, Maria Santos-Sainz, éd. Apogée, 216 pages, 15 euros
On le sait peu, mais avant de devenir la romancière célèbre et précurseur du féminisme du que l’on connaît, Virginia Woolf commença sa carrière d’écrivaine par le journalisme. C’est même cette activité qui lui permit de s’émanciper, de façonner son style, et d’abord d’acquérir son indépendance, tant financière qu’intellectuelle, par de nombreux articles, reportages (souvent littéraires) ou analyses. Et donc in fine sa « chambre à soi ». Professeure à l’Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine, Maria Santos-Sainz retrace, dans cet ouvrage passionnant, les débuts méconnus de la grande écrivaine britannique, dont la plume s’exerça d’abord dans les pages des journaux anglais ou états-uniens.
La Famille confinée, Richard Sovied, préface de Marc Dufaud, éd. L’Harmattan, coll. « Graveurs de mémoire », 304 pages, 25 euros.
Qui fréquente les manifs parisiennes depuis trente ans connaît la figure avenante de Richard Sovied, toujours avec sa caméra, filmant inlassablement toute mobilisation pour son excellente télévision associative Télé Bocal (disponible sur les différentes box). Mais ce livre revient d’abord sur son histoire personnelle et surtout familiale, à partir d’une introspection collective opérée avec ses proches lors des confinements, grâce à un groupe WhatsApp créé à cette occasion qui révéla vite de graves tensions. Celles d’une famille d’immigrés tunisiens arrivés en France par un hiver glacial, bientôt jetés dans les cités de nos banlieues. Un beau livre, par celui qui s’est construit patiemment, non sans difficultés, pour devenir un journaliste TV très original.