Justice : appelons les sociologues à la barre !

Les coupables du procès de Mazan sont des hommes comme les autres. Cette conclusion marque une rupture avec un certain penchant de la justice à traiter les criminels comme des gens anormaux, ce contre quoi la sociologie s’est toujours dressée.

Benjamin Tainturier  • 15 janvier 2025 abonné·es
Justice : appelons les sociologues à la barre !
© Anna Margueritat / Hans Lucas via AFP

Il y a exactement cinquante ans, Michel Foucault entamait son cours au Collège de France sur « les anormaux » par la lecture de plusieurs rapports d’expertise médico-légale, rédigés pour instruire les procès de l’époque. Foucault moquait le ton ronflant, les grands airs que prend cette littérature grise qui reconnaît chez les prévenus et accusés le « donjuanisme », le « bovarysme », « l’alcibiadisme ».

Au sujet de deux hommes accusés de chantage dans une affaire sexuelle, l’un des rapports proclamait de façon cuistre : « Il s’agit de deux hommes tellement efféminés que ce n’est plus Sodome, mais Gomorrhe, qu’ils auraient dû habiter. » Les douze séances du cours étaient dédiées à l’archéologie de ces textes grotesques, vaniteux, pourtant détenteurs d’un pouvoir démesuré : celui de faire enfermer un être humain, voire, dans ces années 1970, de lui donner la mort.

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Dans son parcours, Foucault décrit le moment où le pouvoir psychiatrique s’est rendu incontournable, où l’expertise psychiatrique est devenue le maillon d’un protocole juridique qui s’appuyait sur le savoir des psychiatres pour conclure que les criminels ressemblaient toujours à leurs crimes avant de l’avoir commis : celui-ci devait bien un jour tuer sa mère, son frère et sa sœur, car, enfant, il crucifiait déjà des grenouilles ; celle-là devait aussi bien, une après-midi comme une autre, décapiter un enfant puisque les mœurs légères de sa jeunesse témoignaient déjà d’un déséquilibre, sinon d’un instinct meurtrier.

Confondante normalité

L’expertise médico-légale, au terme d’une longue période préparatoire dans la première moitié du XIXe siècle, s’est construite comme discours savant pour que « le vilain métier de punir se trouve ainsi retourné dans le beau métier de guérir ». Si l’expertise médico-légale ne prouve rien – il n’y a qu’à se rappeler les textes ci-dessus –, elle redit combien on a raison d’exercer la justice sur les cas expertisés.

Le procès de Mazan, à l’issue duquel une cinquantaine d’hommes ont été jugés coupables des faits qui leur étaient reprochés, s’est terminé il y a quelques semaines. Pour qualifier ces hommes et leur confondante normalité, Anna Toumazoff parlait de la « banalité du mâle » dans un article paru dans Politis en septembre. Retraité, chauffeur routier, infirmier, sapeur-pompier : les coupables sont des hommes comme les autres. Ce qu’on espère, c’est que Mazan inaugure une justice qui n’attend plus l’agrément de l’expertise psychiatrique. Nous souhaitons que ce procès historique marque un mouvement définitif par lequel on cesse de considérer le crime, le viol, la perversité humaine comme anormaux.

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Ce mouvement, c’est précisément celui que réalisait la sociologie le jour où Émile Durkheim instituait, dans Les Règles de la méthode sociologique, que « l’existence d’une criminalité est un phénomène normal ». Le sociologue n’a rien à dire du caractère anormal ou pathologique d’un cas individuel.

Ne sont pathologiques que les dynamiques collectives, que les courants criminogènes lors desquels la criminalité augmente ou diminue – charge au sociologue de comprendre alors pourquoi. Durkheim écrit, dans le même texte : « Imaginez une société de saints, un cloître exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront inconnus ; mais les fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels… »

Est criminel ce que la société reconnaît comme tel, et on aurait tort d’appuyer cette reconnaissance du crime sur des valeurs universelles.

Est donc criminel ce que la société reconnaît comme tel, et on aurait tort d’appuyer cette reconnaissance du crime sur des valeurs universelles. La justice n’est pas la voix d’un sens moral naturel qui s’offusque de la dégénérescence des pervers et des individus dangereux. C’est pourtant bien ce qu’elle fait lorsqu’elle puise dans le savoir médico-légal, un savoir qui naturalise la conscience morale, qui sanctifie la ­différence entre le normal et l’anormal, entre l’humain et l’abject, entre l’innocent et le coupable – tout crime devient alors le prolongement des dispositions monstrueuses du criminel.

L’humilité qui manque au juge

Les sociologues apporteraient aux tribunaux la connaissance des constructions sociales de la morale, qui ne découle jamais d’une « nature humaine ». Bourdieu parlait de « sociodicée » pour qualifier le discours que la société tient sur elle-même, donnant au social des fondements naturels. C’est bien connu : « La femme, biologiquement démunie, n’est en sécurité qu’à la maison. » Ce qu’on justifie ici par la biologie, c’est la domination des hommes sur les femmes comme on justifierait autrement celle des riches sur les pauvres ou des Blancs sur les Noirs.

La connaissance sociologique n’a rien d’une connaissance magique. Elle est l’humilité qui manque au juge lorsqu’il prête l’oreille à l’expertise médico-légale, à ce savoir psychiatrique qui le conforte comme personne normale – comprendre « puissante » – jugeant les personnes anormales.

Accompagnée par les sociologues, la justice se ferait plus civique, visant l’intérêt général plutôt que l’intérêt de l’État.

En décembre dernier, la journaliste Alice Welter exhumait plusieurs séquences tirées de l’émission « À prendre ou à laisser » dans lesquelles l’animateur Arthur commettait de nombreux actes sexistes. La militante elle-même admet que, lorsqu’elle était enfant, ce qu’elle voyait à l’écran lui semblait tout à fait naturel : normal. Comme à beaucoup d’entre nous ! On mesure alors combien le jugement d’une société munie d’un tel sens de la normalité est vacillant lorsqu’elle se donne le droit d’épingler les « anormaux », de faire de leur anormalité le ferment d’un instinct meurtrier.

Nous croyons qu’à la place d’une connaissance psychiatrique, distinguant de manière autoritaire le normal et le pathologique, une connaissance sociologique dessillerait le regard des juges pour faire apparaître, en lieu et place du normal et du pathologique, des dominants et des dominés. Accompagnée par les sociologues, la justice se ferait plus civique, visant l’intérêt général plutôt que l’intérêt de l’État.

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