Les dangers d’une gauche polarisée au bord de la rupture
Si chaque force peut jouer sa partition, en fonction de son histoire et de sa conviction, la gauche doit se rassembler pour ne pas être réduite à jouer les utilités au moment où nous entrons dans une phase post-démocratique et « illibérale ».
Décidément, ça sent le sapin ! Trump est en train de vouloir tout casser chez lui. Milei propose au forum de Davos de revenir avant la période des Lumières. L’extrême-droite est partout en embuscade. Et pendant ce temps-là, on est en train de nous rejouer l’air tonitruant de la guerre des gauches. Hier Marchais contre Mitterrand ; aujourd’hui Mélenchon contre Hollande, « capitaine de pédalo » contre « madame Irma ».
Et il n’y a pas que le grand cirque des noms d’oiseau. Il ne manque pas une occasion pour que soient évoqués les clivages les plus insurmontables. L’arrogance impériale de Trump menace l’Europe ? Face à ce défi, la gauche devrait s’opposer une fois de plus entre ceux qui sont pour l’Europe (les plus à droite de la gauche) et ceux qui sont contre (les plus à gauche de la gauche). Mais comment constituer un front efficace contre le trumpisme en marche, s’il n’y a pas d’Europe ou bien si l’Europe se contente de rester ce qu’elle est ?
Assumer le débat
Et s’il n’y avait que cela… Selon les jours, l’essentiel serait de choisir entre la gauche sociale et la gauche sociétale, entre la gauche des tours et celle des bourgs, entre la gauche du communautarisme et celle de la laïcité. Et tout ça pour quoi en fait ? Pour légitimer le fait que, à la prochaine et inéluctable présidentielle, on doit se préparer à deux candidatures au moins : une insoumise et une sociale-démocrate bon teint.
Ce n’est pas dans les colonnes de Regards que l’on récusera l’idée que la gauche, réunie par le parti pris de l’égalité, est historiquement polarisée. D’un côté, se trouve la conviction que l’égalité ne peut se déployer pleinement au sein de logiques capitalistes qui la nient absolument ; de l’autre côté, on considère que la seule voie réaliste est de s’accommoder de ces logiques pour réduire au mieux le champ des inégalités. Cette polarité est une réalité. Ajoutons qu’elle est une source de dynamisme, dès l’instant où elle ne débouche pas sur un déséquilibre trop grand.
S’il y a du chambardement et du dégagisme, c’est vers la pire des régressions qu’il est en train de nous porter.
Le débat à gauche doit certes être assumé. La gauche y est parvenue dans le passé : pourquoi n’y parviendrait-elle pas dans le présent ? Le problème tient toutefois à ce que ce passé… est peut-être en train de trépasser. La question du moment n’est pas en effet de déterminer qui, de la droite ou de la gauche, est la mieux placée pour assumer la gestion de l’État dans le cadre républicain installé. L’enjeu est de dire aujourd’hui si ce cadre sera maintenu ou si nous allons entrer dans une phase nouvelle, post-démocratique et « illibérale ».
L’extrême droite tient le haut du pavé
Or c’est dans cette phase que nous sommes en train d’entrer. Certains à gauche ont pu rêver que venait le temps du grand chambardement, du dégagisme libérateur, propices à toutes les ruptures. S’il y a du chambardement et du dégagisme, c’est vers la pire des régressions qu’il est en train de nous porter. Et inutile de se dire que l’expérience du pire remettra l’histoire dans le bon sens, comme les communistes ont pu croire, au début des années 1930, que l’exercice du pouvoir par les fascismes ne ferait que relancer l’ondée révolutionnaire à brève échéance. On sait quand on entre dans la zone de la démocratie bafouée, mais on ne sait pas si on en sortira, quand et comment on pourra le faire
Dans le passé, il y avait concurrence à l’intérieur de la gauche, mais la gauche et la droite formaient deux ensembles de force globalement équivalente et la droite, plus ou moins libérale et à droite, restait une droite républicaine. Aujourd’hui, la gauche est cruellement affaiblie et c’est l’extrême-droite qui tient le haut du pavé.
Si la gauche veut concourir pour regagner une majorité, elle doit avant tout écarter les logiques politiques qui l’ont privée du soutien populaire et l’ont enlisée.
Dès lors, la tension féconde entre deux sensibilités à gauche peut tourner au drame. Si « deux gauches » doivent se partager les maigres ressources électorales de la gauche tout entière, autant se résigner tout de suite à l’idée que seule une personnalité issue de la droite peut l’emporter face à une candidature du Rassemblement national. Or ce calcul serait électoralement aléatoire et, à l’arrivée, même si la droite « classique » l’emporte, ce serait une droite dont le point d’équilibre est déplacé vers son extrême.
Concurrence et rassemblement
À la différence d’autres périodes où la concurrence à gauche au premier tour ne faisait que préparer le rassemblement du second tour, la question de l’union tend à devenir première, notamment dans la perspective d’une élection présidentielle. Si la gauche veut ne pas être réduite à jouer les utilités, elle doit se rassembler. Et si elle veut concourir pour regagner une majorité, elle doit avant tout écarter les logiques politiques qui l’ont privée du soutien populaire et qui l’ont enlisée. La principale est celle qui s’est amorcée en France autour de 1982-1983, qui s’est déployée dans le cadre européen du « social-libéralisme » et qui a connu son apogée entre 2012 et 2017, avec le quinquennat de François Hollande. Revenir à cette logique, au nom du « réformisme » et du « réalisme » serait une aberration.
En 2017 et 2022, les bons scores de Jean-Luc Mélenchon et le camouflet enregistré par les autres candidatures à gauche ont déplacé le curseur vers la gauche. Cela a débouché à deux reprises sur un rassemblement à gauche, sous l’étiquette de la Nupes, puis du NFP. À deux reprises, ce rassemblement s’est appuyé sur un programme, évidemment marqué par le poids électoral de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise.
La force de la gauche n’est ni dans un individu, ni dans un parti, mais dans un esprit d’unité et dans un projet dont le maître mot devrait être celui de l’émancipation humaine.
Mais quand on regarde l’équilibre général du programme, au-delà du détail de ses propositions, que trouve-t-on ? Un corps cohérent de propositions qui se nourrit de tout ce que la gauche de gauche a accumulé depuis 2002 et qui n’est en aucun cas en rupture avec ce qu’avait été le programme commun de la gauche de 1972. Dira-t-on que c’est un programme de « rupture » ? Ce n’est pas un programme qui décide de la rupture avec un système, mais la logique générale de mobilisation qui suit ou ne suit pas la victoire électorale du programme.
En 1936, c’est la grève qui impose la réalisation des grandes mesures du Front populaire ; après 1981, c’est l’atonie relative du mouvement social qui rend possible le retournement vers la « rigueur ». Le programme des gauches rassemblées n’était rien d’autre qu’un programme bien à gauche. En cela, il a fait retrouver à la gauche le goût de l’avancée et pas des abandons sans limites.
Un retour aux valeurs fondatrices de la gauche
La domination écrasante de Mélenchon a déterminé la rapidité et l’allure générale du rassemblement. Mais, plutôt qu’un ralliement en rase campagne, ce rassemblement a simplement procédé de l’idée que les catégories populaires perdues ne pouvaient pas être regagnées sans un retour aux valeurs fondatrices de la gauche, au désir passionné que la trilogie républicaine de l’égalité, de la liberté et de la fraternité soit enfin prise au mot et pas dévoyée.
La base du rassemblement est là. Peut-être ne lui manque-t-il que l’esprit, assorti de l’ambition d’un projet. La force de la gauche n’est ni dans un individu, ni dans un parti, mais dans un esprit d’unité et dans un projet dont le maître mot devrait être celui de l’émancipation humaine. Si, au moment électoral décisif, ce n’est pas ce projet partagé nécessaire et possible que nous mettons au cœur de la controverse publique, si l’enjeu énoncé est avant tout de savoir qui a l’hégémonie à gauche, nous risquons de plus avoir que les larmes pour pleurer.
Cette conviction devrait l’emporter dans les jours, les semaines, les mois qui viennent. Chacun, à l’intérieur de la gauche, peut jouer sa partition, en fonction de son histoire et de sa conviction. À chacun de mobiliser sa propre famille politique, mais, à l’arrivée, ce ne seront pas « les » gauches qui se partageront les votes mais « la » gauche qui triomphera ou qui mordra la poussière.
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