Les semeurs de haine

Nedjib Sidi Moussa dénonce les campagnes haineuses des croisés de l’ordre moral sur les réseaux sociaux et certains médias. Et invite à combattre cette dérive du débat d’idée, dangereuse pour les libertés démocratiques.

Nedjib Sidi Moussa  • 17 janvier 2025
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Les semeurs de haine
© Montage photo à base de Sander Sammy / Unsplash

De nos jours, énoncer sur l’audiovisuel public de simples vérités qui contreviennent au récit façonné par l’extrême droite française et ses alliés – de droite comme de gauche –, vaut d’être livré à la vindicte populaire par des semeurs de haine au service des puissances d’argent.

Rappelons les faits. Sur le plateau de l’émission « C Politique », diffusée en direct sur France 5, le 24 novembre, je me suis exprimé au sujet de Boualem Sansal en affirmant, en guise de préambule, mon rejet de toutes les dictatures, de toutes les prisons, de tous les colonialismes et de tous les racismes.

Sans justifier une incarcération contraire à mes principes, j’ai en revanche tenu à souligner la proximité idéologique de l’écrivain franco-algérien avec le courant politique incarné par Éric Zemmour – qui se situe aux antipodes de mes valeurs –, au même titre que la radicalisation droitière de Kamel Daoud.

Mais j’ai surtout mis en lumière le caractère fallacieux de l’argumentaire développé par les soutiens de Boualem Sansal, qui cherchent à le présenter pour ce qu’il n’est pas – ou ce qu’il n’est plus –, et qui incarnent la dérive d’une caste médiatico-politique tout aussi fascinée par le « courage » du lauréat du prix Goncourt.

Sur le même sujet : « Médias de la haine : objectif, guerre civile ? »

La réaction ne s’est pas fait attendre. Une vague de haine, d’une ampleur inédite, s’est déversée sur ma personne, non seulement sur les réseaux sociaux mais aussi sur de nombreux médias tels que Causeur, Charlie Hebdo, CNEWS, Europe 1, Front populaire, Le Figaro, Frontières, Le JDD, LCI, Marianne, Le Point, Sud Radio, Valeurs Actuelles

Le déchaînement des Dupont Lajoie

Ainsi, aux yeux de mes contempteurs chauffés à blanc, je me serais métamorphosé du jour au lendemain en « cafardeur », « collabo », « petit procureur médiatique », « décolonial », « islamo-gauchiste » – voire « islamiste » ou encore « égorgeur » –, « obsédé par une lecture confessionnelle et racialiste des enjeux sociaux », « Dr Müller, devenu Mull Pacha, dans Tintin au pays de l’or noir », « petit télégraphiste d’Alger », « francophobe »

Si mes calomniateurs avaient seulement pris la peine d’ouvrir un de mes livres, cela leur aurait peut-être évité de se couvrir de ridicule à travers l’attribution de ces étiquettes infondées.

Or, de telles insanités, sans mentionner les innombrables contrevérités sur mon parcours, en disent moins sur mon cas propre que sur ces Dupont Lajoie qui les profèrent la bave aux lèvres. Il y aurait même de quoi rire si ces accusations, qui ont donné lieu à des menaces physiques, ne transpiraient pas autant le racisme décomplexé.

Si mes calomniateurs avaient seulement pris la peine d’ouvrir un de mes livres, cela leur aurait peut-être évité de se couvrir de ridicule à travers l’attribution de ces étiquettes infondées. Mais il ne faut pas en attendre davantage de la part des héritiers de Pétain et de Salan, de Doriot et de Bigeard, de Vallat et de Trinquier, bref, de tout ce que la France a fait de pire.

Dénigrement et sectarisme à gauche

Au cours de ces dernières années, j’ai subi un autre type d’attaques, de moindre amplitude toutefois, en provenance de ma famille intellectuelle et politique, en particulier depuis la parution de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017) et, de façon plus sournoise, après celle d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019).

Selon mes calomniateurs, je n’étais guère plus qu’une « taupe islamophobe », « une vraie plaie pour l’immigration postcoloniale », un « éradicateur algérien », un « historien de hizb fransa » – parti de la France –, un « harki », etc. Là encore, de telles accusations, tout à fait délirantes, en disent long sur ceux qui les propagent.

Cette campagne de dénigrement, qui a valu à mes ouvrages ultérieurs d’être passés sous silence par la plupart des médias progressistes, à l’instar de mon Histoire algérienne de la France (PUF, 2022) et du Remplaçant (L’échappée, 2023), exprime une autre forme de racisme, moins outrancière mais plus pernicieuse, doublée d’un sectarisme certain.

Cependant, n’en déplaise à mes détracteurs inconséquents, je suis pour la gauche, malgré moi et malgré elle. En aucune façon je ne saurais confondre camarades – y compris en cas de divergences – et adversaires qui me vouent une animosité mortelle. Je me situe sur cette ligne de crête depuis le début de ma vie consciente et je ne suis pas prêt de changer de voie.

Une puissante infrastructure de la cruauté

Par-delà ma récente expérience, qui m’a également valu un soutien chaleureux – des deux rives de la Méditerranée et bien au-delà –, je souhaiterais partager quelques réflexions rédigées après avoir surmonté le choc. Car mon cas personnel, loin d’être isolé, illustre la mise en œuvre de procédés guerriers destinés à annihiler toute forme de pensée critique et toute possibilité de transformation sociale.

Cyberharcèlement, injures publiques, diffamation, menaces, etc. Tel est donc le tarif pour qui osera chercher la vérité et la dire, n’en déplaise à l’industrie culturelle. C’est d’ailleurs pourquoi les forces réactionnaires – résolument hostiles au pluralisme intellectuel, au service public et aux idées progressistes – mettent tous les moyens à leur disposition pour mener des campagnes de désinformation qui sont autant de tentatives d’intimidation.

De telles pratiques sont incompatibles avec les principes républicains dont se réclament pourtant avec fracas les partisans d’une laïcité dévoyée et d’un universalisme à géométrie variable.

Aux yeux des contempteurs zélés du « décolonialisme », de l’« inclusivisme », de l’ « intersectionnalisme », de l’« islamo-gauchisme », du « néo-féminisme », du « transgenrisme » ou du « wokisme », rien ne saurait être toléré en dehors d’un argumentaire qui cautionnerait, en bloc, la dérive autoritaire de notre société.

Quiconque osera braver cet interdit se verra jeté en pâture par un écosystème dans lequel se retrouvent pêle-mêle, mus par les mêmes obsessions, activistes, chercheurs, journalistes, éditeurs, publicitaires, etc. Dotés d’une puissante infrastructure de la cruauté, ces croisés de l’ordre moral, dont quelques renégats de la gauche, useront de tous les canaux pour avilir, mentir, salir et réduire au silence.

Un défi pour les libertés démocratiques

Il s’agit là d’un défi majeur pour les libertés démocratiques. À n’en pas douter, de telles pratiques sont incompatibles avec les principes républicains dont se réclament pourtant avec fracas les partisans d’une laïcité dévoyée et d’un universalisme à géométrie variable.

C’est pourquoi, au risque de se tromper d’objet, il n’est plus temps de parler de « paniques morales » au sujet de ces campagnes orchestrées par l’extrême droite française et ses alliés. Nous avons plutôt affaire à de véritables offensives menées avec fureur dans le cadre des « guerres culturelles », déployées à l’échelle planétaire, afin de remettre en cause les acquis démocratiques et sociaux arrachés de haute lutte par plusieurs générations de féministes d’écologistes, d’intellectuels, de pacifistes, de syndicalistes…

Ces « guerres culturelles » participent d’une même entreprise qui tend à fragmenter davantage des classes populaires déboussolées et à semer la confusion parmi une intelligentsia à la dérive qui reprend les termes imposés par les ultra-conservateurs, au point de substituer à la devise révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité », le triptyque réactionnaire « autorité, identité, sécurité », à travers l’éloge de la civilisation, des frontières, du nationalisme, du patriarcat, de la religion, de la tradition et des valeurs.

La rhétorique des nostalgiques de la grandeur de la France

Pour la société française, la question algérienne sert de révélateur aux passions et pulsions, souvent les plus tristes. Dans un contexte de crise, cette problématique refoulée depuis l’indépendance survenue en 1962 ressurgit périodiquement, de façon explicite ou implicite, au gré des polémiques récurrentes qui brutalisent le débat public.

Quel que soit leur statut administratif, les personnes algériennes, franco-algériennes ou françaises d’origine algérienne – partie intégrante du peuple travailleur qui produit, transporte, divertit, protège, soigne, nourrit, forme et informe – jouissent d’un privilège peu envié par les temps qui courent : celui d’être les boucs-émissaires préférés de ceux qui ne regrettent en rien l’aventure criminelle des défenseurs de « l’Algérie française ».

Les nostalgiques de la grandeur de la France – indissociable, dans leur esprit borné, du maintien des conquêtes impériales ou de la reconnaissance du « rôle positif » de la colonisation – agitent depuis plusieurs décennies le spectre d’une « France algérienne », adossée aux fantasmes de la « colonisation à rebours », de la « submersion migratoire », du « grand remplacement » et de « l’islamisation de l’Europe ».

Cette rhétorique, longtemps confinée aux marges de la société, semble devenue la norme chez certains « républicains » ou « laïques », de droite comme de gauche, qui ne sont pas à une contradiction près dans leurs arguties hypocrites qui vident les mots de leur substance, façon 1984 : La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.

Ceux-là même qui louent les vertus des grands penseurs des Lumières rejoignent, dans les faits, leurs adversaires des contre-Lumières.

Ceux-là même qui vantent les mérites de la philosophie libérale cautionnent les pires entraves à la liberté d’expression.

Ceux-là même qui revendiquent l’héritage humaniste contribuent à la déshumanisation de pans entiers de la population.

Ceux-là même qui vitupèrent contre le « racialisme » usent d’un registre tout droit sorti du racisme biologique le plus vil.

Mettre fin à cette dérive dangereuse

Cette coalition criminelle, qui prépare les conditions psychologiques d’une véritable guerre civile sur notre sol, doit être défaite.

Quand les historiens du futur se demanderont comment nous en sommes arrivés là, sans doute mentionneront-ils le débat sur l’identité nationale en 2009, la vague d’attentats islamistes déclenchée en 2015, les confinements justifiés par la pandémie de Covid-19 en 2020, la campagne pour la présidentielle de 2022 ainsi que le score du Rassemblement national lors des élections de cette année.

Enfin, le massacre du 7 octobre 2023 en Israël, suivi de l’anéantissement de la bande de Gaza, ont dégradé un climat déjà malsain dans une France où circulent, en toute impunité, des discours xénophobes, judéophobes et musulmanophobes, sans compter les agressions racistes, tout comme la banalisation des logiques qui les sous-tendent.

Ainsi, il suffit de revêtir un patronyme arabo-musulman et d’avoir des parents nés sur l’autre rive de la Méditerranée pour devenir suspect voire coupable aux yeux d’une opinion publique intoxiquée par les professionnels de la « ratonnade » médiatique, avec la complicité active des plus hauts sommets de l’État et d’une classe politique aux penchants génocidaires.

Les tensions internationales jouent le rôle de catalyseur pour l’union des bellicistes, des colonialistes et des racistes qui en profitent pour stigmatiser, emplis de leur rage revancharde, les « indésirables », les précaires, les vulnérables… Cette coalition criminelle, qui prépare les conditions psychologiques d’une véritable guerre civile sur notre sol, doit être défaite.

Par conséquent, il est grand temps de mettre fin à cette dérive dangereuse en se battant pied à pied pour un autre modèle de société fondé sur les meilleures traditions révolutionnaires.

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