« Bristol », c’est aussi ça l’aventure

Avec son seizième roman, Jean Echenoz témoigne d’une force comique dans la langue ragaillardissante.

Christophe Kantcheff  • 8 janvier 2025 abonné·es
« Bristol », c’est aussi ça l’aventure
Jean Echenoz donne libre cours, non sans ironie, à son amour du cinéma.
© Mathieu Zazzo

Bristol / Jean Echenoz / Les éditions de Minuit / 206 pages / 19 euros.

On pourrait se demander ce qui fascine Jean Echenoz dans les défenestrations ayant lieu au cœur du 16e arrondissement de Paris. On se souvient peut-être que son précédent roman, Vie de Gérard Fulmard (1) – sorti il y a cinq ans déjà, on s’impatientait ! –, avait pour héros un homme habitant rue Erlanger, celle-là même qui avait vu, un jour de 1975, le chanteur Mike Brant y choir après une chute du sixième étage, triste anecdote mentionnée au fil du récit.

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Minuit, 2020, et collection « Double », 2022.

Or, son nouveau roman, dont le titre est aussi le nom de son protagoniste, Bristol, domicilié rue des Eaux, débute ainsi : « Bristol vient de sortir de son immeuble quand le corps d’un homme nu, tombé de haut, s’écrase à huit mètres de lui. » Quoi qu’il en soit, il est incontestable que le 16e arrondissement est un tropisme romanesque pour l’auteur de L’Occupation des sols

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Même si Bristol n’y fait guère attention dans l’immédiat, ce cadavre inopiné ne lancerait-il pas l’intrigue dès l’incipit ? Pas sûr. On n’affirmera pas ici que Jean Echenoz est un maître de l’histoire bien troussée ni du suspense classique. Ses lectrices et ses lecteurs savent qu’il est un grand joueur, qu’il n’aime rien tant que de prendre ses distances avec tout ce qui se présente comme littéral, et que l’expression « subversion des genres » a souvent été utilisée pour caractériser son travail.

On ne s’étonnera donc pas que le mystère de cet événement inaugural ne soit pas au cœur de Bristol, comme si le roman ne s’y intéressait que secondairement, imitant l’attitude de son héros : sur le coup, en effet, celui-ci a mieux à faire. Bristol est en train de parachever les préparations du tournage de son prochain film.

Écriture visuelle

Il fallait bien qu’un jour Jean Echenoz ait pour protagoniste un cinéaste, lui dont l’écriture est on ne peut plus visuelle. Il peut même faire concurrence à son personnage puisqu’il lui arrive d’utiliser les spécificités d’une caméra et le vocabulaire technique idoine pour une description. Comme ici : « Un gros plan nous permet d’observer, sur l’annulaire voisin, le relief pâle et concave d’une alliance enlevée, comme une jante privée de son pneu. »

Cela dit, avec un tel héros, l’auteur ne peut-il donner libre cours à son amour du cinéma (visible explicitement dans l’exposition que lui avait consacrée le Centre Pompidou en 2017) ? Oui, à sa manière, c’est-à-dire, pensera-t-on dans un premier mouvement, avec une distance ironique. Mais pas seulement. Bien entendu, Bristol n’a rien d’un Visconti ou d’un Bergman. Echenoz en livre le portrait en une page, distillant des informations qui laissent plus ou moins songeur.

Réalisateur d’une douzaine de longs métrages de fiction éclectiques, Bristol n’a jamais atteint le grand public – sur cela, rien à redire. Un de ses films a remporté un « Clap de bronze […] aux Journées cinématographiques de Pazanol, puis fait l’objet d’une controverse remarquée aux Rencontres de Gap » – incongru, n’est-ce pas ? Il a aussi réalisé au moins trois documentaires, « consacrés à un peintre (François-Marie Firmin-Girard), une chanteuse (Germaine Veillé) et un philosophe (Louis-Claude de Saint-Martin) » – quelle persistance dans la confidentialité !

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Tel est le portrait de Bristol, typique de la plume pince-sans-rire d’Echenoz, qui mêle toujours fiction et réalité, et affectionne de jouer avec les noms, les trois personnes sujets des documentaires ayant vraiment existé, tandis que les Journées cinématographiques de Pazanol, Bristol lui-même et a fortiori les titres de ses films qui en disent presque aussi long que si on les avait vus – Personne suivante, Les Nénuphars, Priez pour elle… – relèvent de la pure invention.

Le récit du tournage de Nos cœurs au purgatoire, que la production rebaptisera désespérément L’Or dans le sang, fait partie des morceaux de bravoure du roman. Se déroulant en majeure partie en Afrique australe, il met aux prises les comédiens et un éléphant excellent acteur – « Ayant pris goût aux métiers du spectacle, c’est tout juste s’il ne réclame pas un raccord de fond de teint tout en feuilletant le script pour réviser son rôle » – dans des scènes épiques et burlesques.

L’auteur s’amuse (et nous avec lui) avec les genres.

S’y greffe une milice locale volontiers coopérante dont le chef, le commandant Milton Parker, est un grand connaisseur du cinéma allemand des années 1970, « Werner Schroeter, Rosa von Praunheim, des gens comme ça », comme si cela allait (presque) de soi… On l’a rappelé plus haut : l’auteur s’amuse (et nous avec lui) avec les genres, ici le roman d’aventures et la bande dessinée, insufflant une dynamique de l’humour tous azimuts et une discrète critique postcoloniale.

Mélancolie

Ce qui n’interdit pas une certaine tendresse échenozienne d’agir dans le regard porté sur Bristol une fois son film sorti et sanctionné d’un four – on s’en serait un peu douté… Déjà caractérisé par une vie plutôt solitaire – la relation qu’il entretient avec une femme, Geneviève, est épisodique –, il est désormais un homme de l’échec. Cet extrait est symptomatique de son état d’esprit (même si on est encore loin du psychologisme) : « Le Lavomatic jouxte un imposant immeuble qui était, dans le temps, un grand et beau cinéma populaire avant qu’on le transforme en magasin pour surgelés – Bristol se demande encore, pas très longtemps non plus, si ce ne serait pas une métaphore de sa vie. »

Plus largement, le roman distille un doux parfum de mélancolie tenant à la difficulté des différents personnages à sortir de leur destin individuel, qui n’a rien de grandiose, et à l’atmosphère légèrement surannée qui en émane, notamment parce que les signes de modernité (smartphones, nouvelles technologies, etc.) en sont quasiment absents.

Contrairement à la plupart des romans qui se publient, l’écriture, chez Echenoz, n’est pas au service du scénario.

Une relation d’amitié s’établit tout de même entre Bristol et Brubec, qui était au début du roman l’homme à tout faire de l’autrice à succès de Nos cœurs au purgatoire transposé à l’écran par le cinéaste. Un petit rayon de chaleur humaine : Brubec, lui aussi désœuvré, vient en aide à Bristol. Le cinéaste se voit en effet rattrapé par l’enquête concernant l’homme nu tombé à côté de lui dans la rue des Eaux. Nous y revoilà.

On entre dans la seconde partie du roman, qui se resserre sur d’autres personnages, plus casaniers, évoluant dans le voisinage de Bristol. Pour autant, le plaisir de lecture ne faiblit pas. À quoi tient-il vraiment ? Comme Jean Echenoz l’affirmait lui-même dans ces colonnes : « L’intrigue est un mal nécessaire ». Mais pas suffisant. Contrairement à la plupart des romans qui se publient, l’écriture, chez lui, n’est pas au service du scénario. Elle n’est pas soumise au romanesque.

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Ici, l’aventure est dans la langue, une aventure comique, chaplinesque, stylistiquement savante et potache. Productrice d’images inédites, comme ces deux rangs d’arbres rivaux, des chênes et des platanes, qui bordent une prairie : « On voit tout de suite que ces arbres ne s’entendent pas entre eux. Ils ne s’aiment pas : le platane envie la prétendue noblesse du chêne qui, de son côté, lui jalouse une meilleure espérance de vie. Ils se toisent en chiens de faïence, duellistes se défiant avant de s’engager sur le pré mais, plantés là, ils sont bien obligés de vivre ensemble et de l’ombrager, ce pré, deux fois par jour. »

Echenoz est un fondu de la langue qui refuse d’entretenir un rapport sacralisé avec elle.

Echenoz est un fondu de la langue qui refuse d’entretenir un rapport sacralisé avec elle. Il introduit des mots choisis (« melliflu », « pellucide », « haussier », « harpagophyton »…), des syntaxes particulières, multiplie les figures de style (on ne compte plus les chiasmes !) pour lui redonner de la souplesse, relever son taux d’hémoglobine, lui insuffler de la vie. Une vie qui passe aussi par le recours à l’artifice (du latin artificium signifiant « technique, métier » et « adresse »).

De ce point de vue, Jean Echenoz apparaît plus en forme que jamais, comme s’il avait trempé sa plume dans une source de jouvence, livrant avec Bristol un roman de haut vol comique et juvénile, un seizième roman aussi farceur que ses premières plus belles réussites – Cherokee (1983), L’Équipée malaise (1986)… – mais plus riche encore de tout ce qu’il préfère retenir, politesse oblige.

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Littérature
Temps de lecture : 8 minutes