« L’Hospitalité au démon », ou comment composer avec des traumatismes sexuels
Constantin Alexandrakis tente de dissiper la brume causée par des abus sexuels vécus dans l’enfance, qui plane lourdement sur sa paternité.
L’Hospitalité au démon / Constantin Alexandrakis /Verticales, 240 pages, 20 euros.
Essai, roman ou autobiographie ? Plutôt une « cartographie », répond le narrateur qui tente de saisir les effets évidents, mais aussi insoupçonnés, des agressions sexuelles subies lorsqu’il était enfant sur sa vie d’adulte. Cette fiction biographique s’engage au moment où le personnage principal devient père et que la peur de mal faire envahit tout son espace mental. « Le Père » est irascible, anxieux, obsédé par son passé et la crainte de reproduire l’atmosphère « pédophilique » dans laquelle il a grandi, voire de reproduire des gestes abusifs. « On est habité par ce que l’on est et cette peur se transmet encore plus vite que l’amour », croit-il fermement.
Dans l’espoir de trouver des réponses, l’auteur – d’origine grecque – convoque de multiples références mythologiques, structurantes pour un homme pour qui les figures d’autorité n’ont pas joué leur rôle : Athéna, Ulysse, Dionysos, Achille… « Cette façon éminemment tragique de considérer l’existence me semble la plus éclatante, la plus intense, la plus vivante des manières de définir nos éphémères espaces, notre temps d’action. » Ces récits fondateurs font aussi écho à celui que l’auteur tente de composer à travers son écriture.
Pour y parvenir, plusieurs événements post-#MeToo sont rappelés et disséqués pour y déceler des similitudes, et gagner en expertise, à l’image des affaires David Hamilton ou Claude Lévêque. Le narrateur passe également en revue l’intrigue de Lolita de Vladimir Nabokov, et sa réception, ainsi que la presse des années 1970 ou encore des dizaines de témoignages publiés par des associations. Le tout composant une photographie assez complète du rapport de la société française à la pédocriminalité.
Le lecteur assiste ainsi aux tentatives du narrateur pour y voir plus clair, façon journal de bord, et finalement mieux se comprendre. Dans cet entrelacs de digressions, entre analyses et anecdotes, émerge petit à petit la complexité des ressentis vis-à-vis d’un événement traumatique. Apparaît aussi en filigrane la difficulté de faire une place à ce passé où l’on a été passif et qu’il est donc difficile de réellement s’approprier.
Qu’est-ce qui est normal ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Qu’est-ce qui est normal ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Les questions se superposent et la typographie, malmenée, reflète parfois ce tourbillon, cette énigme avec laquelle il faut composer : majuscules, lettres gothiques ou renversées, symboles, etc. Au lecteur de savoir les décrypter ou, à défaut, de les contourner et de faire avec… Comme l’exercice auquel se livre le narrateur avec sa propre histoire.
En dépit de la gravité du sujet, l’auteur parvient à manier l’ironie avec brio pour désamorcer les interrogations qui le torturent. « Un des problèmes avec les témoignages, c’est d’être toujours un peu justes […] mais pas exactement. Le même problème qu’avec l’astrologie. Mais le Père (sagittaire ascendant taureau) cherche encore de l’aide. » À cette mise à distance ironique et typographique s’ajoute l’éloignement géographique. L’histoire se déroule dans un Danemark imaginaire, aussi appelé « Grand Nord glacial », dont le système ressemble toutefois, à bien des égards, à celui de l’Hexagone.
La société entière est d’ailleurs prise à partie et sommée de prendre part au problème. Du traitement judiciaire à la réception par les associations, le narrateur rappelle le chemin de croix pour les victimes de se faire reconnaître en tant que telles. L’absence de représentant du gouvernement lors de la remise du rapport de la Commission indépendante, aussi appelée Ciivise, en 2021, est d’ailleurs explicitement regrettée. « Le Roi du Royaume n’envoya strictement personne, nobody, du Grand Gouvernement de notre Grand Royaume. »
Le narrateur ne se satisfait ni de la « mise en spectacle médiatico-judiciaire » des agresseurs, ni de la prison, ni de la censure et, sans certitude, avance l’éducation, les soins et la culture comme début de réponse à apporter. Surtout, ne pas rejeter « l’Autre », ne pas fermer les yeux non plus. Pour parvenir à conserver sa propre humanité, il est peut-être indispensable de parvenir à offrir « l’hospitalité au démon ».