Les femmes noires dans l’ombre des sciences sociales ?

Un recueil collectif redonne leur place dans l’histoire de la vie politique française à ces citoyennes considérées comme « exogènes » car non blanches.

Olivier Doubre  • 8 janvier 2025 abonné·es
Les femmes noires dans l’ombre des sciences sociales ?
Le 3 mars 1975, manifestation de Mahorais souhaitant demeurer français.
© AFP

Marianne est aussi noire. Luttes occultées pour l’égalité, Silyane Larcher et Félix Germain (dir.), Seuil, coll. « La couleur des idées », 416 pages, 26,50 euros.

Depuis le terrible passage du cyclone Chido, on parle de Mayotte – même si l’île faisait déjà parler d’elle en raison des arrivées massives de ressortissants de l’archipel voisin des Comores, l’une des dernières colonies françaises à avoir accédé à l’indépendance, en 1975. Dictature islamiste violente et corrompue, extrêmement pauvre, les Comores maintiennent une organisation politique locale fondée sur les droits coutumier et musulman, avec des conseils composés par les anciens des villages.

Mayotte, lors du référendum sur l’indépendance organisé en 1975, fut la seule île à vouloir rester française, l’ancienne puissance coloniale étant évidemment ravie de conserver un territoire dans le détroit du Mozambique. Mais la caractéristique de l’issue de ce référendum est que celle-ci fut pour une grande part la conséquence d’un mouvement de femmes mahoraises, les Chatouilleuses, qui militaient depuis les années 1960 pour demeurer françaises.

Ce mouvement, a priori paradoxal car semblant vouloir faire perdurer la situation coloniale, exprimait en fait le refus de l’inféodation de Mayotte aux autres îles des Comores, qui signifiait, selon lui, un « retour à l’ordre précolonial ».

C’est là un exemple assez unique « d’un idéal féministe bien différent des positions anticoloniales et des inclinaisons panafricaines de mouvements féminins formés dans les années 1960 », comme le souligne Mamaye Idriss, historienne à l’université de Mayotte. Et celle-ci de poursuivre : « Isolées sur la scène internationale, [ces femmes] disposent néanmoins d’une véritable aura à Mayotte, où elles sont considérées comme les dépositaires de l’identité mahoraise ainsi que les artisanes des évolutions politiques qu’a connues l’île en cette dernière moitié du XXe siècle. »

Il peut paraître étonnant que des femmes d’un territoire colonisé par la France (depuis 1841) se mobilisent pour la perpétuation de la présence de l’ancienne puissance coloniale – ce qui ne peut que nous interroger, nous, la gauche anticolonialiste. Mais il faut comprendre qu’en fait ces Chatouilleuses mahoraises « se sont attaquées simultanément aux inégalités socioraciales et de genre prévalant dans l’archipel des Comores avant la colonisation française ». Et s’engagent d’abord en faveur de l’égalité juridique entre hommes et femmes, avec le droit de vote accordé aux femmes en France en 1946, mais aussi pour le modèle d’instruction français, « voie nouvelle d’ascension sociale ».

Surtout, on voit avec cette mobilisation un exemple de « femmes non blanches » s’inscrivant dans la vie politique française et comme « partie intégrante de la nation française », alors qu’elles sont habituellement considérées comme « exogènes » à celle-ci.

« Point aveugle »

Cet article de Mamaye Idriss, aux côtés d’une vingtaine d’autres, s’inscrit dans un volume pluridisciplinaire consacré aux « femmes non blanches » dans l’histoire de la France, « ancien empire et démocratie postcoloniale profondément liée à l’Afrique et aux Amériques ». Il faut d’abord dire un mot de la genèse, originale, narrée dans son introduction, de ce recueil d’essais de haute tenue proposés par des sociologues, historien·nes, anthropologues, spécialistes de littérature comparée, d’études francophones, décoloniales, des féminismes noirs ou, à l’instar de Pamela Ohene-Nyako, de la pensée intersectionnelle des femmes noires européennes depuis les années 1970 (1).

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L’ouvrage est en effet né « d’une conversation amicale loin du “centre” hexagonal français, à Fort-de-France en juin 2015, entre deux chercheur·ses martiniquais·es, une femme et un homme, tous deux en poste dans des capitales occidentales, l’une politiste formée à Paris, l’autre spécialiste en études diasporiques formé à Berkeley, durant laquelle nous évoquions le type de représentations de la société que produisent l’histoire des femmes et les études de genre en France ».

Où sont donc passées les « femmes non blanches » dans l’histoire de la République française ? Elles demeurent, comme le soulignent les deux coordinateurs de l’ouvrage, « un point aveugle » ou un « non-objet de pensée » (même dans les études féministes qui s’intéressent aux femmes noires, ou du fait des logiques internes des différentes disciplines de sciences sociales), « nécessairement exogènes à la nation française ». Voire comme une « altérité de l’intérieur ». Rien à faire !

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Même pour les chercheur·ses les plus progressistes, du Black feminism aux pensées intersectionnistes, les femmes noires de France (et de ses aires d’influence) restent appréhendées par la plupart des analystes de sciences sociales en fonction « d’une assignation du présent selon l’origine ». Ces analyses privilégient ou bien les études de genre, renvoyant donc d’abord à la question du patriarcat, ou bien celles relatives aux prismes de classe ou de race, renvoyant en fait quasi exclusivement au passé colonial. Et Silyane Larcher et Félix Germain, les deux directeurs de ce volume, d’insister : « Les expériences féminines noires propres à la société française s’en sont trouvées quant à elles une nouvelle fois reléguées dans l’ombre. »

Mémoire intime

Ce volume tout à fait novateur, qui pourra sans doute réveiller certaines réticences (amères) parmi les plumes les plus progressistes des disciplines de sciences sociales (avec lesquelles nous avons partagé bien des analyses, depuis longtemps), doit être salué pour l’effort qu’il fait de penser, pour une part, contre lui-même. Car il s’attelle à cesser de renvoyer systématiquement les femmes « non blanches » à leur seule assignation (historique) de la domination coloniale ou de leur condition (ancienne) d’immigrées.

L’ouvrage donne à voir, dans ses pratiques et son actualité, un « féminisme noir français » luttant et militant dans la société française de 2025.

Il s’agit aujourd’hui, avec l’apport dans ce volume de plusieurs chercheur·ses travaillant des deux côtés de l’Atlantique, de « prendre au sérieux l’expérience féminine noire dans le contexte français, entre la France et ses anciennes colonies ». Et donc de venir « perturber l’appréhension courante des frontières nationales en questionnant la manière dont les femmes noires sont devenues partie intégrante de la nation française, tout en participant d’entités sociales, culturelles et politiques (post)coloniales spécifiques des Amériques, de l’océan Indien et de l’Afrique francophone »

Dans notre démocratie post-impériale, où toutes ces femmes ont une mémoire intime de la domination coloniale passée, cet ouvrage fait œuvre importante (et fera certainement date) : dépasser les antiennes des luttes du passé, dont on doit saluer la mémoire, mais surtout donner à voir, dans ses pratiques et son actualité, un « féminisme noir français » luttant et militant dans la société française de 2025. Car il y a désormais de nombreuses Marianne. Noires aussi.

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