La jeunesse états-unienne étranglée par ses dettes médicales

Tout juste investi, Donald Trump a marqué sa volonté de restreindre l’aide publique pour l’accès à une couverture santé. Or des millions de jeunes actifs croulent sous les créances. Deux mois après l’assassinat du PDG d’une compagnie d’assurances par Luigi Mangione, trois citoyens de son âge, entre 20 et 30 ans, témoignent de leurs difficultés.

Maïa Courtois  • 29 janvier 2025 abonné·es
La jeunesse états-unienne étranglée par ses dettes médicales
Chelsea Foster, 31 ans, s’est cassé la jambe en mai 2024. Depuis, elle est endettée à hauteur de 16 000 dollars.
© Regard Brut

La vie de Chelsea Foster a basculé un banal soir de printemps. Le 4 mai 2024 à minuit, la jeune femme alors âgée de 30 ans sort ses poubelles devant son domicile à Atlanta (Géorgie). Faute d’éclairage suffisant, elle dérape, chute et se fracture la jambe. Après plusieurs heures d’appel à l’aide, une ambulance débarque sur les lieux.

Chelsea est opérée en urgence pendant une heure. Les factures suivent : 145 000 dollars notifiés à son assurance santé privée. 126 000 pour l’opération ; 14 000 pour le premier transport en ambulance ; 28 000 pour un second – « pour seulement quelques kilomètres », soupire Chelsea. Le reste à charge pour la jeune femme s’élève à 16 500 dollars. Une somme impossible à payer pour cette entrepreneuse indépendante, spécialisée dans la vente de vêtements et d’objets vintage. Elle décide de gérer sa rééducation seule, chez elle, pendant des mois, pour éviter les frais supplémentaires.

La principale raison pour laquelle je n’ai payé aucune facture est tout simplement que j’en suis incapable.

C. Foster

Mais les courriers de relance s’accumulent. « J’aimerais faire disparaître ce problème. J’aimerais ne plus être harcelée. Mais la principale raison pour laquelle je n’ai payé aucune facture est tout simplement que j’en suis incapable, confie la jeune femme. En revanche, je continue à payer ma cotisation d’assurance maladie tous les mois. » Du fait de ses maigres revenus, à peine au-dessus du seuil de pauvreté, Chelsea bénéficie de l’Affordable Care Act (ACA), cette loi surnommée « Obamacare », promulguée en 2010.

L’assurance de Chelsea, Cigna, aurait dû lui coûter 467 dollars par mois. Grâce à l’Obamacare, le gouvernement fédéral y contribue à hauteur de 450 dollars, auquels Chelsea ajoute 17 dollars. Des millions d’États-Uniens ont pu accéder à une couverture santé grâce à l’ACA.

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Or, dès le premier jour de son investiture, le 20 janvier, Donald Trump, qui n’a jamais caché sa vive opposition à l’Obamacare, a annulé des décrets pris sous l’administration Biden pour une meilleure prise en charge des soins. Entre autres, un décret qui prolongeait de douze semaines le délai au cours duquel les citoyens peuvent s’inscrire à l’ACA a été supprimé. « Dieu sait ce que nous ferons si Les Républicains suppriment l’Obamacare », s’inquiète Chelsea.

Car de nombreux jeunes, travailleurs précaires, ne parviennent toujours pas à accéder à une couverture santé. Seules deux assurances financées par le public existent : Medicare, réservé aux citoyens de plus de 65 ans et à des profils restreints de citoyens en incapacité de travailler ; et Medicaid, réservé aux personnes à très faibles ressources, mais également affaibli par Trump le 20 janvier.

Tu t’engages dans une procédure de soins et tu te retrouves avec des frais imprévus.

Erin

Un ami de Chelsea, blessé par une voiture il y a dix ans, a suivi des mois de réadaptation après plusieurs semaines de coma. Contrairement à Chelsea, il n’était pas assuré. Sa dette médicale s’élève aujourd’hui à plus de trois millions de dollars. « Il va vivre avec cela pour le restant de sa vie », s’attriste-t-elle.

« Un système opaque »

Pour ces citoyens endettés, difficile de contester leur situation. « La documentation de ces assurances contient des pages et des pages détaillant les raisons pour lesquelles certains frais sont couverts et d’autres non. Il est impossible pour une personne lambda d’en comprendre toutes les subtilités », estime Chelsea. « C’est un système tellement opaque ! Tu t’engages dans une procédure de soins et tu te retrouves avec des frais imprévus », abonde Erin, 31 ans, résidant à New York. Cette jeune salariée d’une ONG d’accès à la santé fait face depuis deux mois à une dette de 10 000 dollars pour des soins dentaires.

Grâce aux hautes études en santé publique qu’elle a menées, Erin s’estime chanceuse : « Je sais comment négocier avec ma compagnie d’assurances au téléphone, même si cela va me prendre trois ou quatre heures. Je maîtrise le langage administratif des échanges entre hôpitaux et assurances, je sais comment le système fonctionne… Ce sont des connaissances que tous les citoyens devraient avoir ! », soutient la jeune femme. Ce qui est loin d’être le cas.

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Sans compter que les patients, lorsqu’ils se trouvent à l’hôpital, sont rarement en mesure de distinguer les soins nécessaires des soins optionnels, ou juste de poser les bonnes questions. « Quand les gens sont en chimiothérapie ou qu’ils viennent de subir des opérations difficiles, on ne peut pas leur demander d’avoir de l’espace mental pour ça », dénonce Erin.

Sans ces économies, je ne sais pas comment j’aurais fait.

E. Ferguson

Conséquence : l’immense majorité se résigne. À l’instar de Chelsea : « Techniquement, je pourrais essayer de faire appel de certains frais. Mais j’ai l’impression que cela ne se passe généralement pas bien et que c’est une procédure qui prend beaucoup de temps », explique la jeune habitante d’Atlanta. Les publicités pour des cabinets d’avocats spécialisés dans la santé s’affichent partout. Sur Facebook, Instagram ou encore TikTok fleurissent aussi des vidéos de « coachs » autoproclamés proposant leurs services – payants – pour contester ou réduire des dettes médicales.

Plus d’épargne ni de loisirs

À peine entrés dans la vie active, ces jeunes se retrouvent avec un horizon de vie bouché. Ella Ferguson avait 80 000 dollars de côté lorsqu’en juin 2021, à l’âge de 26 ans, un accident vasculaire cérébral hémorragique la plonge dans le coma et la laisse partiellement paralysée. Toute son épargne – laborieusement constituée, car Ella n’est pas issue d’une famille aisée – y est passée. Alors même qu’elle était assurée. « Sans ces économies, je ne sais pas comment j’aurais fait », résume celle qui exerçait comme institutrice.

Chelsea, elle, n’avait pas d’épargne et avait déjà sur le dos une dette d’étudiante. « Je ne sors pas au restaurant. Je ne vais pas au cinéma. Je ne sors pratiquement jamais boire un verre. Je dois rester très, très prudente avec mon argent. » Elle qui travaille dans l’industrie de la mode ne s’achète jamais de vêtements neufs. Ses dernières vacances remontent à près de dix ans. Avant l’accident, « j’avais déjà du mal à me maintenir à flot financièrement », évoque-t-elle. Depuis, « je n’arrive pas à garder la tête hors de l’eau ».

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Nombre de ces jeunes en appellent donc au soutien communautaire. Sur les réseaux sociaux, les cagnottes solidaires lancées par des internautes états-uniens sont légion. La famille d’Ella en a lancé une sur GoFundMe, à la suite de son AVC. Celle-ci a déjà recueilli plus de 85 000 dollars de dons. « Ma communauté m’aide beaucoup. Je suis bénie. Sans eux, je ne sais pas ce que j’aurais fait », retrace, avec reconnaissance, la jeune femme. Mais les frais de santé se poursuivent et Ella ne s’en sort pas. L’allocation qu’elle perçoit en raison de son handicap est de 700 dollars par mois. Insuffisant pour vivre ou pour payer son suivi médical. Et si elle reprend partiellement son emploi, cette allocation s’arrêtera.

Il y a tant de personnes qui luttent pour se soigner ou payer leurs dettes.

E. Ferguson

Un donateur privé, spécialisé dans le soutien aux artistes locaux – car Ella est également musicienne et chanteuse –, lui finance une aide à domicile, cinq jours par semaine. Mais ce donateur a « d’autres projets ». Ella ne sait pas comment elle fera pour continuer de garder auprès d’elle Elli, l’aide à domicile qui l’accompagne depuis le début. « Il y a tant de personnes qui luttent pour se soigner ou payer leurs dettes. Les plus isolées, celles qui n’ont pas la chance comme moi de recevoir du soutien, sont désespérées. Ça me brise le cœur. Dès que j’irai mieux, je m’investirai auprès d’elles », se promet Ella.

« Un débat national nécessaire »

Au petit matin du 4 décembre 2024, Luigi Mangione, 26 ans, a tué en pleine rue d’un quartier d’affaires de Manhattan Brian Thompson, PDG de la compagnie d’assurances UnitedHealth Group. Sur les trois douilles du tireur, trois mots inscrits : « Deny », « Defend », « Depose » (« refuser », « défendre », « déposer »). Une référence au vocabulaire des assureurs et au titre d’un ouvrage publié en 2010 par le juriste Jay M. Feinman : Delay, deny, defend – Why Insurance Companies Don’t Pay Claims and What You Can Do About It (« Retarder, refuser, défendre. Pourquoi les compagnies d’assurances ne paient pas les créances et ce que vous pouvez faire à ce sujet »).

Ces entreprises se font de l’argent sur la douleur et la misère des gens.

C.Foster

Ce geste « a lancé un débat national nécessaire », estime Chelsea. « Notre système de santé n’est pas conçu pour prendre soin de qui que ce soit. Ces entreprises se font de l’argent sur la douleur et la misère des gens. C’est un autre type de violence », avance la jeune femme.

Sur les réseaux sociaux, y compris la plateforme X détenue par Elon Musk, les internautes états-uniens affichent largement leur soutien à Luigi Mangione, en attente de son jugement. Un soutien qui transcende les lignes partisanes entre Républicains et Démocrates. Dans la famille d’Erin, « tout le monde, y compris des personnes qui ont des opinions politiques très différentes de la mienne, s’accorde à dire que notre système de santé est complètement fou », abonde la salariée spécialisée dans l’accès aux soins.

L’horizon idéal serait, à ses yeux, « un système de couverture santé universelle » comme le modèle français. Ou, a minima, « que la marge de profit des compagnies d’assurances soit plafonnée et réinjectée dans leur activité ».

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