21 avril 2002, la gauche traumatisée par le séisme Le Pen
L’accession au second tour de la présidentielle du candidat d’extrême droite a eu un impact durable sur la vie politique française. Une plaie béante à gauche.
Le cauchemar qui vient. Au soir du dimanche 21 avril 2002, premier tour de la présidentielle, les Verts organisent leur soirée électorale au Trianon, célèbre théâtre parisien reconverti en salle de concert situé au pied de la butte Montmartre, entre Pigalle et Barbès dans le 18e arrondissement de la capitale.
Dans la voiture devant le mener à la salle de spectacle, Noël Mamère, le candidat écolo désigné pour remplacer Alain Lipietz évincé à la suite d’une sortie médiatique controversée – il a défendu l’amnistie pour les détenus nationalistes corses -, est accompagné par son épouse et des officiers du GIGN : il est menacé depuis quelques semaines à cause de ses positions pro palestiniennes. « Les renseignements qui m’ont été donnés par Jean-Luc Bennahmias, mon directeur de campagne, m’indiquent que j’allais atteindre les 5 %. Il était à peu près 18 h 30. La menace de Le Pen courait mais ce n’était pas encore confirmé », raconte Noël Mamère.
Quand je suis entré dans la salle du Trianon, tous les militants n’étaient pas encore au courant de ce séisme. Moi, je le savais.
N. Mamère
Sur le trajet, le candidat est suivi par des journalistes à moto. L’un d’eux frappe à la vitre de la voiture. « Il me dit : ‘Le Pen au deuxième tour.’ » Le journaliste vient de lire un sondage confirmant tous les autres. La situation est irréversible : Jean-Marie Le Pen se qualifiera officiellement au second tour de la présidentielle dans quelques minutes.
Le candidat qui a été appelé par le mouvement néofasciste Ordre nouveau (ON) pour mettre sur pied le Front national (FN) censé rassembler toutes les chapelles de l’extrême droite française, l’ancien poujadiste, l’ex-para qui a torturé en Algérie, l’homme aux sorties rances, antisémites, racistes et négationnistes, l’homme du « point de détail de l’histoire » pour évoquer les chambres à gaz, affrontera Jacques Chirac, le président sortant.
« Quand je suis entré dans la salle du Trianon, tous les militants n’étaient pas encore au courant de ce séisme. Moi, je le savais, se remémore l’écologiste. Je me suis donc réfugié dans l’une des loges du théâtre pour rédiger un communiqué appelant à faire barrage à Le Pen. Et pour faire barrage, il n’y avait pas d’autre choix que d’appeler à voter Chirac parce qu’il ne fallait pas que Le Pen fasse un point de plus entre le premier et le deuxième tour. »
« Un moment qui augurait des jours encore plus sombres »
À 20 heures, le résultat vient de tomber. Jacques Chirac, candidat sortant avec l’étiquette du Rassemblement pour la République (RPR) obtient 19,88 %. Derrière, Jean-Marie Le Pen se place haut, très haut. Avec 16,86 %, il double Lionel Jospin, premier ministre disqualifié après cinq années de gouvernement. Seulement 194 600 voix séparent le socialiste du nationaliste. Devant les caméras, Noël Mamère est le premier candidat à appeler à voter pour Jacques Chirac au second tour. « Et j’ai appelé à manifester, place de la Bastille, pour montrer notre indignation et notre colère face à la présence de Le Pen au deuxième tour. »
Un tartuffe nazi qui nous a pourri l’existence pendant des décennies, qui a distillé son poison dans la société française.
F. Guillemot
Une heure et demie plus tard, il se retrouve au pied de la Colonne de Juillet, au milieu d’une foule de jeunes, particulièrement bien accueilli. « J’ai été applaudi par des jeunes parce que j’avais fait plus de 5 %, un score inattendu pour un candidat écolo. Et en même temps, je savais que nous étions en train de vivre une situation dangereuse pour le pays, un moment qui augurait des jours encore plus sombres. »
Noyé dans la foule, François Guillemot. L’auteur, compositeur et interprète du groupe Bérurier noir des années 1980. Sur la place de la Bastille, il entend les paroles de « Porcherie », musique phare du groupe punk devenu slogan anti extrême droite : « La jeunesse emmerde le Front national ! ».
« 2002, c’est un séisme pour tout le système politique français. Mais les gens sont massivement descendus dans la rue, j’y étais aussi. Et j’ai entendu le slogan des Béru’ repris par la jeunesse. C’était émouvant », relate-t-il aujourd’hui, en évoquant cette mobilisation populaire en réaction à la qualification au second tour de ce « tartuffe nazi qui nous a pourri l’existence pendant des décennies, qui a distillé son poison dans la société française et sa haine de l’autre pendant des années », selon ses mots. « Il y a eu un soulèvement de la jeunesse, dans sa diversité, c’était important, relève François Guillemot. Évidemment, son idéologie a infusé dans la société. Il faut s’en débarrasser et essayer de le faire intelligemment. »
Au soir du 21 avril 2002, l’homme aux combats racistes et identitaires efface des écrans de télévision la gauche, divisée en huit candidatures avec, en dehors de Lionel Jospin, Christiane Taubira, Jean-Pierre Chevènement, Noël Mamère, Olivier Besancenot, Arlette Laguiller, Robert Hue et Daniel Gluckstein. Les socialistes tombent de haut. Ou pas.
Coup de grâce
« Quelques jours avant le premier tour, j’ai des éléments sondagiques quelques fois préoccupants, quelques fois rassurants. Les préfets me donnent aussi des renseignements assez inquiétants, se rappelle Daniel Vaillant, ministre de l’Intérieur sous Jospin. Le coup de grâce a été ce qui est arrivé à ce vieux monsieur d’Orléans qui s’est fait tabasser. C’est un élément qui a compté. » L’affaire Paul Voise, 72 ans, agressé par deux hommes, fait la une des médias à deux jours du premier tour de l’élection présidentielle. Le début de l’instrumentalisation politique des faits divers.
Dans la soirée du 21, Daniel Vaillant rejoint le QG de campagne socialiste, L’Atelier au 325, rue Saint-Martin, dans le 3e arrondissement, un bâtiment style Beaux-arts loué à Jean-Paul Gaultier. « Je savais aussi ce que Lionel Jospin allait dire : il m’avait dit qu’il se retirait de la vie politique s’il n’était pas qualifié au deuxième tour. Je vois le candidat, il me dit son discours qu’il est en train d’écrire. Il savait ce qui allait arriver : Le Pen en deuxième position derrière Jacques Chirac. » Quelques instants plus tard, Lionel Jospin annonce se retirer de la vie politique.
Des petites choses ne sont pas passées dans l’électorat de gauche.
M. Lebranchu
Ce soir-là, Marylise Lebranchu, garde des Sceaux depuis un an et demi au sein du gouvernement de Lionel Jospin, se trouve à la mairie de Morlaix (Finistère), entourée de militants socialistes effarés par le score : « Même si on a été prévenu que quelque chose pouvait arriver, on ne peut pas vraiment y croire. J’ai encore en tête le cri de déception des militants. Pour eux, c’était inimaginable. Et ces cris ne s’effacent pas. »
Plus de vingt ans après, Marylise Lebranchu s’interroge sur les raisons de cet échec : « Est-ce qu’on a laissé en route les ‘droits de l’hommiste’ ? Est-ce que les phrases assassines de Jacques Chirac sur la sécurité et la justice ont joué ? C’est peut-être la conjugaison de ces deux éléments qui expliquent cet échec. 200 000 voix, c’est rien. Des petites choses ne sont pas passées dans l’électorat de gauche. »
Durant la campagne, Lionel Jospin est attaqué par la droite et l’extrême droite sur sa frilosité à aborder le sujet sécuritaire, thème imposé par Jacques Chirac. Alors que la question migratoire, instrumentalisée depuis longtemps par l’extrême droite, devient un débat central, le discours de gauche n’est pas entendu. Trop confiant, le premier ministre se projette déjà au second tour, il veut rassurer et ne surtout pas cliver. En ménageant la chèvre et le chou, peut-être oublie-t-il de s’adresser au socle électoral historique de la gauche, les classes populaires ?
« Lionel, il faut que tu adresses un message à la France qui travaille«
Un mois avant le premier tour, Pierre Mauroy, Premier ministre sous François Mitterrand, ex-maire de Lille, ancien premier secrétaire du Parti socialiste, et, à ce moment-là, sénateur du Nord, l’avait pourtant prévenu : « Nous devons parler plus fort aux travailleurs. Lionel, il faut que tu adresses un message à la France qui travaille. Le mot ouvrier n’est pas un gros mot. » Une erreur hante encore la campagne de Jospin : son déplacement à Évry le 13 mars 2002.
Le premier ministre est pris à partie par des salariés Lu qui protestent depuis un an contre le plan de licenciement qui concerne 570 emplois en France. Philippe Aoune, cariste, délégué Force ouvrière, lance : « On se demande si on ne doit pas voter directement pour les patrons, puisque ce sont eux qui commandent. » « Essayez cette solution », lui répond froidement Jospin, un brin méprisant.
L’irruption de Jean-Marie Le Pen, la gauche ne l’avait pourtant pas vue venir. « J’avais l’impression que le nombre de casseroles était tel que personne ne pouvait voter pour lui. Mais on a, sans doute, sous-estimé un socle de vote d’adhésion en faveur du Front national. Le personnage n’était pas forcément aimé, adulé ou considéré comme porteur d’un projet d’espoir pour le pays mais les idées qu’il portait comme le souvenir de la guerre d’Algérie, la montée d’une forme de racisme, l’antisémitisme, le rejet de l’immigration en particulier maghrébine… Tout ça existait et pouvait se traduire dans le vote », phosphore Marylise Lebranchu.
On me répondait : ‘Mais non, ça va être Jospin/Chirac, et au deuxième tour, on viendra pour gagner.’
D. Vaillant
« La division de la gauche avec les candidatures de Chevènement et Taubira a pesé, c’est évident, estime Daniel Vaillant. Mais l’électorat de gauche s’est aussi abstenu. Avant le premier tour, beaucoup de gens m’avaient dit qu’ils allaient s’abstenir. Je leur disais : ‘Attention, attention, le premier tour est décisif’. Et on me répondait : ‘Mais non, ça va être Jospin/Chirac, et au deuxième tour, on viendra pour gagner.’ Cette abstention a pesé bien plus qu’on ne le croit. »
« Le 21 avril, c’est la déflagration, la sanction, se souvient Christian Paul, alors secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer. Il y a une séparation entre la gauche et les classes populaires. Des signaux existaient mais ne s’étaient pas encore traduits lors d’une élection présidentielle. Une partie du monde ouvrier se déplace vers l’extrême droite et, au sein d’une autre partie de l’électorat de gauche, il y a de l’abstention. Deux phénomènes qu’on retrouvera en 2017, en 2022 et en 2024. » Vingt-deux ans plus tard, le parti que Jean-Marie Le Pen a fondé remporte les élections européennes en France et compose un groupe de 124 députés à l’Assemblée nationale.