Les sociaux-démocrates, toujours condamnés à trahir ?
Accusée de « trahison » de façon récurrente, la social-démocratie a souvent renié ses engagements. Pour autant, face au danger de l’extrême droite, la seule radicalité à gauche a peu de chance de l’emporter.
dans l’hebdo N° 1846 Acheter ce numéro
Au lendemain du discours de politique générale du premier ministre, François Bayrou, le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), Olivier Faure, expliquait depuis l’Assemblée nationale pourquoi la plupart des députés de son groupe ne joindraient pas leurs voix en faveur de la motion de censure contre le nouveau gouvernement déposée par tous leurs collègues du Nouveau Front populaire (NFP), portant ainsi un coup dur à l’alliance de gauche.
Faut-il pour autant y voir une brisure immédiate, sinon irrémédiable, du NFP, faisant peser sur les socialistes une lourde responsabilité quant à l’avenir de la gauche et de sa volonté d’unité ? Plus largement, la social-démocratie serait-elle intrinsèquement destinée à rompre avec les différentes formules d’union de la gauche au fil du temps, voire à apparaître comme le sempiternel traître à celle-ci une fois au pouvoir ?
Les socialistes en auront beaucoup entendu depuis près d’un siècle : « sociaux-traîtres », « alliés de la bourgeoisie », « tenants du social-libéralisme », parfois même « social-fascistes » ! Les débats au sein de la gauche ont été et sont toujours âpres entre son pôle réformiste, d’un côté, et celui plus radical, de l’autre. Les exemples historiques sont légion. Sans remonter aux contraintes budgétaires qui ont fait ralentir les réformes espérées du Cartel des gauches en 1924 ou l’entrée dans la guerre froide qui a porté à partir de 1947 (et le gouvernement Ramadier) la SFIO à devenir un pilier gestionnaire de la IVe République, on se souvient du fameux « tournant de la rigueur » de 1983.
Diktats néolibéraux
Deux ans après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, alors que le PS disposait d’une majorité absolue à l’Assemblée, les gouvernements Mauroy puis Fabius ont engagé l’alignement de la France sur les diktats néolibéraux. De même, les politiques menées par le gouvernement Jospin, dit de « gauche plurielle », ont déçu à gauche, avec notamment les nombreuses privatisations d’entreprises publiques décidées alors. Ou, pire, l’expérience du quinquennat de François Hollande – avec la loi Travail ou le tour de vis sécuritaire qui a suivi les attentats de 2015 –, qui a bien failli entraîner la disparition du PS.
Le courant socialiste de la gauche française n’aurait-il d’autres perspectives que de décevoir l’électorat de cette partie de l’échiquier politique ? Tout au long du XXe siècle, jusqu’à nos jours, le débat à gauche se porte grosso modo toujours sur la forme, les moyens ou plutôt le rythme de mise en œuvre des réformes en faveur des travailleurs. Dans le parti de Jaurès et de Guesde, réunifié en 1905, qui se proclamait marxiste et révolutionnaire, les discussions étaient déjà vives sur le sujet. Dans les années 1920 et jusqu’au Front populaire, le débat entre SFIO et PCF porte encore sur la forme de la transformation sociale souhaitée, que les socialistes souhaitent graduelle.
À la différence de leurs camarades du Labour au Royaume-Uni ou des sociaux-démocrates allemands, les socialistes français doivent toujours louvoyer.
P. Marlière
Après la Seconde Guerre mondiale et avec le clivage net dû à la guerre froide, la SFIO devient un parti vieillissant et de gestion durant la IVe République, de moins en moins à gauche au niveau national, revenant souvent lorsqu’il est en responsabilité sur ses engagements pris devant les électeurs. Mais après le congrès d’Épinay de 1971, celui de la fondation du PS sous l’égide de François Mitterrand, le parti reste dans l’opposition pendant une décennie, jusqu’en 1981, avec un discours appelant à la rupture avec le capitalisme.
Philippe Marlière (1), professeur de science politique à l’University College de Londres, analyse cette période comme celle d’une « certaine radicalité qui va leur permettre de regagner du terrain, face aux communistes notamment », qui sont la force la plus importante à gauche à l’époque. Une remontée dont ne s’est d’ailleurs jamais remis le PCF.
Dernier ouvrage paru : Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, coécrit avec Philippe Corcuff, éd. Textuel, 2024.
Et le politiste d’ajouter : « À la différence de leurs camarades du Labour au Royaume-Uni ou des sociaux-démocrates allemands, les socialistes français doivent toujours louvoyer, voulant comme ceux des pays voisins réguler avec l’espérance de retirer du grain à moudre pour le monde du travail – pour reprendre une expression chère au dirigeant de Force ouvrière André Bergeron –, mais toujours avec un discours plus radical. » D’où l’impression embarrassée et récurrente au sein de l’électorat de gauche de « traîtrise » de la part des socialistes, surtout de leurs dirigeants.
L’extrême droite en embuscade
C’est en fait le rapport de force au sein de la gauche qui importe.
R. Martelli
Pour l’historien Roger Martelli (2), spécialiste du communisme français, « l’étiage à gauche est situé au-dessous de 30 %, sans parvenir à dépasser cette sorte de seuil, et on est dans cette situation aujourd’hui. Or, évidemment, cela ne suffit pas ! On peut ne pas être d’accord avec la position actuelle du PS, et c’est à lui finalement de dire s’il reste clairement à gauche. Le problème est que si au sein de la gauche un pôle de radicalité écrase le reste, on va rester minoritaire. Et parler sans cesse de traîtrise, ce n’est pas possible, car c’est inexact. Aussi, aujourd’hui, si le choix fondamental est celui entre radicalité ou modération, le RN a de beaux jours devant lui ! »
Dernier ouvrage paru : Commune 1871. La révolution impromptue, éd. Arcane 17, 2021.
Car la gauche se diviserait toujours un peu plus, avec l’extrême droite en embuscade. « Si le PS aurait dû voter la censure pour l’union de la gauche – et il aurait dû le faire pour réaffirmer qu’il demeure dans ce cadre-là –, la posture de la radicalité paraît souvent tellement confiante qu’elle oublie que cela ne suffit pas dans les urnes. C’est en fait le rapport de force au sein de la gauche qui importe. Si la posture sociale-démocrate écrase tout à gauche, ce n’est pas bon ; mais si c’est celle de la radicalité, cela ne suffit pas non plus pour l’emporter. Surtout face au danger RN. »
Rester à gauche, un choix judicieux
Philippe Marlière se félicite quant à lui que le PS ait choisi en 2017 de rester à gauche, apaisant aussi sa base, alors que le risque de disparaître après le quinquennat de François Hollande était bien réel et les sirènes de la Macronie très fortes.
Pour renaître, il faut peut-être que le PS (…) affirme sa volonté de gérer socialement, en s’éloignant d’un discours radical.
P. Marlière
« Cela fait du bien à la gauche que le PS reste bien à gauche. Et Olivier Faure a été très clair sur ce point dès 2017, ce qui s’est avéré un choix judicieux, quand certains dans son parti étaient beaucoup moins convaincus. Mais aujourd’hui – et contrairement au passé –, il veut ouvertement se dire social-démocrate. Je crois que, parmi les jeunes du PS aujourd’hui, un bon nombre veut l’assumer, tout en revendiquant une place à gauche. Cela se verra sans doute aux prochaines municipales. Pour renaître, il faut peut-être que le PS ne louvoie plus justement comme par le passé et affirme sa volonté de gérer socialement, en s’éloignant d’un discours radical qui ne peut que décevoir par la suite. »
Et le politiste d’esquisser ce qu’il pressent sur ce point : « Une gauche ‘Rocard’ type ‘deuxième gauche’ comme on disait dans les années 1970, semble se dessiner de plus en plus au PS. » Évidemment, de ce point de vue, les impressions de « trahison » seront sans doute moins fortes.