Dix ans après…

Dix ans après les attentats de janvier 2015, Denis Sieffert s’est penché sur son éditorial de l’époque. Il le réécrirait aujourd’hui, avec le même dégoût des jihadistes, et la même critique du slogan « Je suis Charlie » qui conditionnait les esprits, sans échappatoire possible.

Denis Sieffert  • 7 janvier 2025
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Dix ans après…
© AFP

Il faut parfois oser se relire, longtemps après. Surtout quand on fait profession d’émettre une analyse ou une opinion, et qu’on a la chance de disposer d’un espace public de liberté comme Politis. Dix ans après, j’ai donc relu, inquiet, un édito daté du 15 janvier 2015. C’était huit jours après la tuerie de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher et d’une policière, et quatre jours après une manifestation dont je soulignais les apories. D’un côté, un grand moment de communion et de ferveur pour la liberté et contre le fanatisme, mais d’une France presque exclusivement « blanche » ; et de l’autre, un cortège où figuraient, toute honte bue, des autocrates et des dictateurs, dont certains avaient du sang sur les mains. Benyamin Netanyahou était là, en première ligne. Il n’était pas encore le pire.

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Comment pouvait-on exalter notre liberté de penser, d’écrire et de dessiner en si mauvaise compagnie ? Ces mots, je les réécrirais volontiers aujourd’hui, avec ce même dégoût des jihadistes, assassins de la liberté, tueurs ivres de haine, mais aussi avec cette même méfiance à l’encontre de la pensée unique, des non-dits et des sommations à se fondre dans un unanimisme si peu conforme à la réalité de notre société. J’y critiquais le slogan « Je suis Charlie » qui, à force d’hégémonie médiatique, conditionnait les esprits, sans échappatoire possible. Sauf à être renvoyé dans le camp des assassins. Il me paraissait étrange par exemple, s’agissant de la presse, que l’on s’interdise de débattre d’un sujet aussi complexe que la confrontation des deux principes inaliénables que sont la liberté et la responsabilité.

Il faut veiller à ce que nos nuances d’analyse ne nuancent jamais notre condamnation du fanatisme jihadiste et de l’antisémitisme.

Une difficulté que ne suffit pas à résoudre l’abolition du délit de blasphème, assénée comme un mantra. Si celui-ci est un droit, il n’est jamais une obligation. Le droit n’épuise pas le devoir de responsabilité, et son exercice n’interdit ni le débat ni la réflexion. Ni le discernement. Il s’en est pourtant fallu de peu que la parole dissonante (je ne dis même pas dissidente) soit frappée d’interdit. Manuel Valls était déjà là. Mais dix ans plus tard, alors que notre pays a été frappé plus durement encore au mois de novembre 2015, et après que deux enseignants eurent été assassinés par des fanatiques, et alors même que des étoiles de David viennent d’être taguées à proximité de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, il faut bien sûr veiller à ce que nos nuances d’analyse ne nuancent jamais notre condamnation du fanatisme jihadiste et de l’antisémitisme.

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C’est la ligne de crête sur laquelle nous nous tenons. On ne peut que redouter, hélas, que les désordres du monde nous exposent à d’autres tragédies. Le « terrorisme », ce concept flottant qui a fait tellement débat au lendemain de l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, est toujours à disposition de la folie humaine, et offert à toutes les manipulations. Il peut s’habiller d’islamisme, avec toutes les variantes que couvre ce mot, il peut aussi n’avoir aucun lien avec l’islam, mais faire ressurgir sous une forme ou une autre l’esprit de vengeance d’une population écrasée par un État surpuissant. Notre monde dit « occidental » a l’habitude de ne pas se rendre compte de ses propres crimes, ou d’en être oublieux, et de s’indigner quand, parfois longtemps après, ils nous reviennent en boomerang.

Le ‘ici et là-bas’ n’a plus la pertinence d’autrefois, ni les vertus protectrices de l’éloignement. Cela aussi, c’est une leçon des attentats de 2015.

Comment imaginer que les jeunes survivants des massacres de Gaza, ceux en tout cas qui seront encore valides, et ceux de Cisjordanie qui assistent à la destruction de leurs maisons et de leurs cultures, sans parler de tous ceux qui, ici, s’identifient à eux, ne nourriront pas un esprit de vengeance ? Et comment être assuré que leur colère et leur amertume ne seront pas manipulées par de « mauvaises » âmes ? C’est aujourd’hui qu’il faut y penser, quand les pays occidentaux, exonérés de toute référence au droit, se croient dotés d’une force sans limite. On pense, bien sûr, en l’occurrence, au gouvernement israélien. Mais, plus encore, à des gouvernements muets, lâches et complices. Dont le nôtre.

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La singularité de l’époque est d’être mondialisée. Le « ici et là-bas » n’a plus la pertinence d’autrefois, ni les vertus protectrices de l’éloignement. Cela aussi, c’est une leçon des attentats de 2015. Les assassins avaient, pour certains d’entre eux, séjourné dans des camps proche-orientaux, se réclamaient de Daech ou d’Al-Qaïda, d’Irak et de Syrie, mais ils étaient Français. Ils s’étaient construits ici dans la haine de leur propre pays. Les assassins jihadistes venaient de chez nous. Ne l’oublions pas. Ce qui fait que tout ça est plus compliqué qu’un débat pour ou contre la liberté.

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