Les impasses de la mémoire
Comment faire cohabiter le travail de mémoire, au moment où s’entrechoquent les commémorations des 80 ans d’Auschwitz, les crimes de masse à Gaza, et l’offensive du Rwanda contre la République démocratique du Congo ?
dans l’hebdo N° 1847 Acheter ce numéro
On commémorait le 27 janvier la libération d’Auschwitz. Il faut avoir été sur les lieux et avoir su imaginer les cris d’effroi des prisonniers promis à la mort, les hurlements des nazis, et les coups qui s’abattaient sur ceux qui ne pouvaient plus courir (il fallait toujours courir à Auschwitz) pour prendre un tant soit peu la mesure de l’horreur. La mémoire est encore entretenue par quelques survivantes centenaires qui préfèrent magnifiquement le sourire aux larmes, c’est-à-dire, quand même, l’avenir au passé. La monstrueuse spécificité de la Shoah rend impossibles les comparaisons. D’où la difficulté du débat sur le génocide à Gaza.
Pour autant, ce serait une aporie de mener un travail de mémoire avec le pays qui a fait de la Shoah une « religion d’État », selon l’expression de l’historienne Idith Zertal, massacre à Gaza, abrite dans son gouvernement d’authentiques fascistes qui applaudissent à la proposition de Donald Trump de transférer vers l’Égypte et la Jordanie des centaines de milliers de Gazaouis. Quelle collision de l’histoire ! Gardons-nous cependant de prendre à la légère l’idée apparemment folle de Trump. Elle se heurte pour l’instant à l’opposition de la Jordanie et de l’Égypte, mais elle n’est rien d’autre que l’affirmation de l’accomplissement du projet sioniste dans ses pires extrémités. Au lendemain de la guerre des Six-Jours, en 1967, deux ministres travaillistes n’avaient-ils pas avancé la même suggestion ?
Trump ne promet pas l’extermination aux Palestiniens, mais une gigantesque épuration ethnique.
Rien ne doit donc nous empêcher de dénoncer certains dirigeants actuels d’Israël pour ce qu’ils sont : des fascistes. Ni d’affirmer haut et fort que leur sionisme est la honte du judaïsme. Les commémorations ne sont pas pour eux. Voilà au moins une première victoire de la Cour pénale internationale que d’avoir dissuadé Netanyahou de se rendre dans le sud de la Pologne, malgré l’étonnante mansuétude du gouvernement de Varsovie. Sa présence eût été un affront à la mémoire juive. Et que dire quand l’âme damnée de Trump, grand soutien d’Israël, fait le salut nazi ? Mémoire, vous avez dit mémoire ? Trump ne promet pas l’extermination aux Palestiniens, mais une gigantesque épuration ethnique. Une nouvelle Nakba (la « catastrophe »), plus gigantesque encore que celle de 1948 qui vit 750 000 Palestiniens chassés de leur pays.
La sortie du président états-unien a sa logique. On a beaucoup parlé des morts de Gaza : 47 000, 60 000, plus sans doute ; mais trop peu des destructions. On a eu tort. On estime à 70 % les habitats détruits. Il faudra vingt ans pour reconstruire le territoire. Comment ne pas penser que ce champ de ruines n’est en rien un dégât collatéral de la « lutte contre le terrorisme », mais bien la partie d’un tout qui renvoie à un projet historique ? Il n’était qu’à voir, ce même 27 janvier où l’on commémorait Auschwitz, ces centaines de milliers de Gazaouis écrasés par les fardeaux, rentrer chez eux, c’est-à-dire dans les gravats de leurs maisons.
Nos pays sont, dit-on, inhibés par les grands crimes du passé. Est-ce vraiment aider au travail de mémoire ?
Hélas, on ne peut pas non plus évoquer Auschwitz ou la menace d’une nouvelle Nakba sans faire un grand détour par la République démocratique du Congo, au moment où Goma, la grande ville de l’est du pays, est envahie par les miliciens du M23, téléguidés par l’autocrate rwandais Paul Kagame. Ce n’est pas là un inventaire des malheurs du monde. Il en est d’autres, au Soudan ou, bien sûr, en Ukraine. Mais l’offensive du Rwanda contre le Congo résonne fortement avec l’histoire dont nous parlons ici. Kagame fait partie de ces libérateurs transformés en bourreaux. Le génocide dont les Tutsis ont été victimes en 1994 semble ouvrir, dans l’esprit des dirigeants de Kigali, un crédit illimité à persécuter et à tuer. Quatre cent mille Congolais, dont des femmes et des enfants, dans le plus grand dénuement, ont fui l’avancée meurtrière de miliciens du M23 depuis début janvier.
Le groupe armé sème la mort dans la région, faisant subir aux habitants et aux habitantes tous les sévices d’une soldatesque en pays conquis. Le but de cette guerre oubliée (elle dure en vérité depuis plus de vingt ans) est de mettre la main sur ce Nord-Kivu riche en métaux précieux. Mais ce n’est rien d’autre, d’abord, que l’invasion d’un autre pays. En avril prochain, on commémorera à Kigali le génocide de 1994. Au même moment, les officiels rwandais seront complices des « crimes de guerre à grande échelle, y compris des exécutions sommaires, des viols et des recrutements de force », dénoncés par Human Rights Watch. Nos pays sont, dit-on, inhibés par les grands crimes du passé. Est-ce vraiment aider au travail de mémoire ?
Son « centrisme révolutionnaire », que l’on tenait pour une variante de la droite, n’était pas notre tasse de thé, mais Jean-François Kahn, grand journaliste, qui vient de disparaître, était le contraire d’un sectaire. En deux circonstances, il avait aidé Politis. Au début des années 1990, en faisant entrer L’Événement du jeudi dans le capital de notre journal, puis en 2006, en intervenant auprès du tribunal de commerce pour crédibiliser notre projet de reprise. Nous ne l’avons pas oublié.
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