À Florence, le rêve écologique des salariés de GKN en passe de devenir réalité
En 2021, les ouvriers de l’usine automobile GKN sont congédiés du jour au lendemain. Ils occupent aussitôt leur usine, où ils élaborent un projet industriel « socialement intégré ». Après trois ans et demi de lutte, une loi régionale votée le 20 décembre les rapproche plus que jamais du but.
dans l’hebdo N° 1845 Acheter ce numéro
À l’entrée de l’usine automobile GKN, dans la ville de la plaine florentine de Campi Bisenzio, un préfabriqué fait office d’accueil. À l’intérieur, deux tables et quelques chaises, un bar, un téléviseur et surtout du chauffage. Lundi 16 décembre 2024, la brume campe sur la plaine et, par 3 °C, les ouvriers se sont entassés dans ce petit espace. Depuis trois ans et demi, ils se relaient 24 heures sur 24 pour assurer leur permanence dans l’usine dont ils sont toujours, formellement, salariés malgré l’arrêt des activités. La plus longue assemblée permanente de l’histoire du mouvement ouvrier italien.
Le 9 juillet 2021, un e-mail du fonds d’investissement Melrose, qui avait racheté l’établissement à la multinationale anglaise GKN, congédiait les 442 employés en CDI de l’usine. La production d’arbres d’entraînement de voitures pour plusieurs marques, dont Stellantis, est mise à l’arrêt. Le lendemain, les ouvriers rentrent dans l’usine et appellent à l’assemblée. Depuis, plusieurs propriétaires se sont relayés en essayant de les licencier, mais les salariés ont toujours eu gain de cause au tribunal.
S’il n’y avait pas ce sens de communauté, on n’en serait pas là trois ans et demi après.
Snupo
Depuis janvier 2024, le liquidateur de Quattro F (QF, le propriétaire actuel) ne paye plus leurs salaires et ne demande pas de chômage technique à l’État. Le PDG de QF, Francesco Borgomeo, s’était présenté début 2022 avec la promesse d’un projet de réindustrialisation plébiscité par l’assemblée des ouvriers. Le plan n’a jamais décollé, et certains éléments mis en avant par le site d’enquêtes italien IrpiMedia portent à douter qu’il ait un jour existé (1). Acculés et sans salaires, la plupart des travailleurs ont démissionné. Il n’en reste que 120 pour se relayer à l’usine et assurer la continuité de la lutte, avec le soutien d’organisations sociales et écologiques et d’habitants du territoire.
Contacté, Francesco Borgomeo n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Pourtant, ce lundi 16 décembre, l’humeur est plutôt enjouée. Les blagues fusent, les discussions sont animées. « On reste dans la lutte, pas pour la lutte mais parce qu’on s’aime, lance Snupo, l’un des ouvriers. S’il n’y avait pas ce sens de communauté, on n’en serait pas là trois ans et demi après. » « Là », ce n’est pas seulement l’usine, c’est aussi un plan de réindustrialisation écologiste rédigé par les ouvriers et une loi régionale sur les groupements publics de relance industrielle, votée le 20 décembre 2024 et rédigée, elle aussi, par les ouvriers de GKN.
Panneaux solaires
Dès 2022, les ouvriers et leurs soutiens ont commencé à travailler à un projet de réindustrialisation pour l’usine de Florence. Une première tentative portait sur la production de composants pour des moyens de transport décarbonés. Elle a été retravaillée tout au long de 2023 et 2024 pour mener à un nouveau plan industriel. Porté par une coopérative ouvrière constituée en 2023, GFF [GKN For Future], le plan mise sur la production, l’installation et le recyclage de panneaux solaires avec une utilisation réduite de terres rares.
Ce serait une première absolue en Italie qu’une entreprise s’occupe de production, d’installation et de recyclage en même temps.
L. Mazzone
« Nous avons développé ce projet dans les moindres détails, avance Leonard Mazzone, chercheur en philosophie sociale et politique à l’université de Florence. Ce serait une première absolue en Italie qu’une entreprise s’occupe de production, d’installation et de recyclage en même temps. » L’usine fabriquera aussi des vélos cargos électriques et se ralliera à des centres de recherche. L’espace supplémentaire sera loué, et des initiatives sociales ont été prévues dans l’enceinte de l’usine par la coopérative. Le collectif a déjà organisé deux festivals de littérature et un de théâtre « working class », et l’usine a été l’un des centres logistiques de la solidarité lors de l’inondation de la plaine florentine en novembre 2023.
Un groupe de chercheurs a soutenu la coopérative ouvrière dans la rédaction du plan industriel, mais le dernier mot était celui du collectif d’usine. La production, dans le projet de la coopérative, sera sous contrôle ouvrier. « Un gros défi pour nous, sourit Matteo Moretti, membre de la RSU [délégation syndicale unitaire, NDLR] de GKN. On a toujours été habitués à un haut niveau de critique envers la direction, maintenant nous serons la direction. »
Mais le plan ne tient qu’à un fil : les financements pour lancer la production, à hauteur de 12 millions d’euros, sont prêts, les précommandes s’alignent, une opération d’actionnariat populaire a amené 1,3 million d’euros dans les caisses de la coopérative, mais le devis pour les prêts arrive à échéance en février, et il manque un élément fondamental : le site de production.
L’usine a été vendue en début d’année par le liquidateur de QF, Gianluca Franchi, à deux sociétés immobilières contrôlées elles-mêmes par QF. Une opération dont personne n’a eu connaissance jusqu’à la rentrée. Actuellement, les propriétaires opposent une fin de non-recevoir aux demandes des ouvriers pour récupérer le site. À la mi-octobre, le liquidateur a proposé de trouver un espace d’au moins 2 200 mètres carrés pour le projet de GFF, contre les actuels 80 000 de l’usine.
« C’est de la provocation, s’insurge Matteo Moretti. On ne peut pas faire confiance à ces gens-là, ils disent une chose un jour et l’inverse le lendemain. » En théorie, un accord est encore possible avec les propriétaires, qui doivent en présenter une ébauche au tribunal de Florence avant fin janvier, mais le collectif d’usine n’y croit plus. « On a un propriétaire qui ne veut rien savoir d’un accord, tranche Massimo, ouvrier à GKN depuis 1998. De notre côté, on a arrêté de croire aux scénarios avec un chevalier blanc. »
Une « loi soviétique » pour la droite
La solution à cette impasse a été proposée par les ouvriers eux-mêmes, sous la forme d’une loi régionale. Écrite en début d’année 2024, elle prévoit la possibilité, pour des collectivités, de créer des groupements publics avec des coopératives à contrôle ouvrier et des investisseurs privés, dans le but de réaliser des projets de transition écologique. Cela signifie une chose : « Les mairies de la plaine pourront exproprier l’usine, résume Matteo Moretti. Car le projet de réindustrialisation est d’intérêt public et elle est en friche depuis plus de trois ans. »
Pour notre commune, GKN est l’histoire dramatique de dizaines de familles qui espèrent retrouver un travail et un salaire.
A. Tagliaferri
À droite, la loi a été surnommée « loi soviétique ». Il n’en est rien pour les travailleurs. « Ce n’est pas une loi révolutionnaire, tranche Dario Salvetti, de la RSU. Mais nos détracteurs ont peur de voir ce qu’on peut réaliser. » La loi, portée à partir de juin 2024 par la conseillère régionale du Mouvement 5 étoiles (M5S) Silvia Noferi, dans l’opposition, est restée plusieurs mois dans les placards avant de recueillir l’intérêt du Parti démocratique (PD), qui gouverne la Région.
« La loi faisait peur au début, reconnaît la conseillère. En Italie, le mot ‘exproprier’ fait penser aux mouvements d’extrême gauche des années 1970. » Remaniée, la loi ne fait plus aucune référence à l’expropriation. « Cet outil est déjà prévu par la loi, souligne Silvia Noferi. Avec notre texte, on permet à des projets industriels portés par des coopératives de l’utiliser. » Toutefois, la loi ne garantit pas que le groupement sera vraiment créé, ni que l’usine sera expropriée. « Ils ne pourront pas se contenter de dire ‘bravo, on a fait la loi‘, ironise Matteo Moretti. S’il n’y a pas de groupement, tout cela n’aura aucun sens. »
Contacté à ce propos, l’adjoint régional au développement économique n’a pas donné suite à nos sollicitations. Pour le maire de Campi Bisenzio, Andrea Tagliaferri, il n’y a pas de doutes sur l’expropriation. « Dès que le groupement sera créé, nous allons exproprier. Pour notre commune, GKN est l’histoire dramatique de dizaines de familles qui espèrent retrouver un travail et un salaire. Et en même temps, c’est l’histoire d’une revanche sociale et politique fondamentale. »
On va peut-être échouer. Mais, après trois ans et demi de lutte, on a mérité ce droit à échouer.
M. Moretti
Le soir du vendredi 20 décembre, la loi est portée à l’attention du conseil régional. C’est la dernière fenêtre de tir pour qu’elle passe. La Lega – La Ligue, parti d’extrême droite – a déposé des dizaines d’amendement pour bloquer le vote. À 19 heures, les travailleurs et leurs soutiens se rassemblent devant le conseil régional et commencent à chanter. Ils ne s’arrêtent qu’à une heure et demie du matin.
Dario Salvetti prend le mégaphone : « Ils l’ont votée. » La joie explose, tout comme les feux d’artifice préparés pour l’occasion. Mais le parcours de l’usine socialement intégrée n’en est qu’à ses débuts. « On va peut-être échouer, concède Matteo Moretti. Mais, après trois ans et demi de lutte, on a mérité ce droit à échouer. Au moins on aura essayé, en toute transparence. »