À Hroza, en Ukraine, les survivants tentent de se reconstruire
Que reste-t-il quand un missile fauche 59 personnes d’un petit village réunies pour l’enterrement d’un soldat ? À Hroza, dans l’est de l’Ukraine, les survivants et les proches des victimes tentent de gérer le traumatisme du 5 octobre 2023.
dans l’hebdo N° 1845 Acheter ce numéro
Mykolai se souvient très bien. Le jeudi 5 octobre 2023, en début d’après-midi, il était allongé sur son lit lorsqu’il a entendu le bruit de l’explosion. « Effrayant. » Quand il est sorti de la petite maison, il a vu, parmi les débris du café et du centre médical, de la fumée et des corps décapités. Son chien, comme tous ceux du village, aboyait en continu, semblant ne pouvoir s’arrêter.
Ce jour-là, une bonne partie du village enterrait Andriy Kozyr, un soldat mort le 29 mars 2022. Il était arrivé au front trois jours plus tôt. Il était revenu de Pologne, où il vivait avec son fils, pour se battre après l’invasion du 24 février. Son fils, Denys, souhaitait l’enterrer dans son village natal. Il avait fallu attendre que Hroza, occupée dès les premiers jours de la guerre, soit libérée en septembre 2022 et que Denys soit démobilisé pour exhumer le corps et enfin l’enterrer au village.
Un missile et c’est tout. 59 personnes sont mortes. Surtout des personnes âgées. Et même un enfant de 8 ans.
Mykolai
Pendant l’enterrement, trois soldats et deux officiers lui avaient rendu hommage par un salut militaire. Puis une soixantaine d’autres convives s’étaient dirigés vers le Sputnik, le café-magasin du village. Ils se sont assis à 5 ou 6 autour de chaque table, ils ont commandé du bortsch. Ils ont bu un premier puis un deuxième shot de Samahon, de l’eau-de-vie maison. Ils allaient prendre le 3e shot, comme le veut la tradition, quand le missile a frappé le café, vers 13 h 20.
Mykolai soupire. « Un missile et c’est tout. 59 personnes sont mortes. Surtout des personnes âgées. Et même un enfant de 8 ans. » L’enfant, Ivan Kozyr, était le neveu d’Andriy, le soldat. Ni sa femme, ni son fils, ni sa fille, ni ses beaux-parents, ni aucun des 18 membres de sa famille réunis ce jour-là n’ont survécu.
« Mal à l’âme »
Au milieu de la dalle refaite à l’emplacement exact du café, un mémorial en marbre noir. Des fleurs recouvertes de neige masquent certains des 59 noms gravés sur le monument. Au-dessus des noms, un éléphant en peluche a été accroché à la lettre « R » de « Hroza », qui veut dire « orage » en ukrainien. Ce sont les familles de victimes qui ont réuni 300 000 hryvnias – environ 7 000 euros – pour ce mémorial, inauguré le 19 juillet dernier. « Un mémorial international », précise Lyoubov, dont le neveu a collecté de l’argent depuis l’Espagne. Valeryi, son mari, voit le mémorial comme une « thérapie collective ».
Le 5 octobre, il avait reconnu avec effroi le corps de sa fille pulvérisé à côté de la balançoire. Son gendre et les parents de ce dernier sont morts également. Les premiers mois, revenir ici, alors que tout était détruit, ça lui faisait « mal à l’âme ». Alors, chaque jour, il allait au cimetière. Il touchait une à une les croix dressées sur les tombes de ses proches, leur promettant de prendre soin de ses trois petits-enfants, devenus orphelins.
Le plus dur, c’est pour Nastia, 10 ans lors du drame. Longtemps, elle a agi « comme si ses parents allaient revenir de voyage ». Un jour, alors que la voiture passait devant le cimetière, passage obligé pour entrer au village, elle a demandé à ses grands-parents de s’arrêter et de la laisser seule. Elle a déposé sur leur tombe une petite croix blanche confectionnée par ses soins. Quand elle vient au cimetière, elle vérifie que la croix est toujours là. « On essaie de sourire, pour les enfants, assure Valeryi, mais la douleur est la même. » Avec le mémorial, l’absence est plus supportable. « J’achète un café au magasin, je m’assois sur le banc et je regarde. C’est comme si je sentais leur présence. »
À droite du mémorial, le centre médical est toujours en ruine. Il reste un bout de tôle projeté pendant l’explosion et coincé dans les branches d’un arbre. De l’autre côté, un nouveau magasin a été construit par le propriétaire du café. La petite-fille aînée de Lyoubov et Valeryi, Daria, 18 ans, y travaille avec Natalya, l’une des cinq survivantes de l’explosion. Elle se souvient de la police qui interrogeait tout le monde pour comprendre qui avait pu transmettre aux Russes les coordonnées GPS du café et l’heure du repas de commémoration.
Le 11 octobre, les services de sécurité ukrainiens ont révélé le nom de deux frères : Volodymyr et Dmytro Mamon, 30 et 23 ans, qui avaient travaillé pour la police de l’occupation et fui en Russie à la libération. « C’étaient des amis de mes parents, explique Daria. On a tous écrit à Volodymyr directement sur Messenger : ‘Vraiment ? C’est toi qui as fait ça ?’ Il a nié. Personne ne connaît la vérité. »
« Les tueurs ont un nom »
Le visage de Volodymir Mamon est affiché sur l’arrêt de bus vert, à l’entrée du village, sur la route reliant Kharkiv à Louhansk. Sur son front, le mot « traître » tamponné en rouge. « Les tueurs ont un nom. » À gauche, la photo de deux mains, pulvérisées sur la terre, de personnes tuées pendant l’explosion. « Il a tué 59 personnes pour de l’argent russe », lit-on en bas de l’affiche. « Pourquoi devons-nous voir ce visage tous les jours ? » se demande Daria.
À Hroza, tout le monde se connaît. Tamara, l’une des survivantes du 5 octobre, ne parvient pas non plus à croire – malgré les échanges de messages révélés par les services secrets – en la culpabilité des deux frères. Elle travaillait au vestiaire de l’école où elle a connu Dmytro enfant. « Dimka [elle l’appelle par son diminutif, NDLR] était un sportif. Il soutenait l’équipe de foot d’Ukraine. Il était fier d’être ukrainien », se rappelle-t-elle. Tamara est allée une fois au nouveau magasin mais ne s’est pas approchée du mémorial. C’est trop dur.
Un an après le drame, avec son mari, Alexandre, elle a posé sur chacune des tombes des bonbons et des fleurs. Le 5 octobre 2023, il l’a cherchée partout parmi les corps mutilés. D’après la morgue de Kharkiv, la moitié des corps n’ont pu être identifiés que par des analyses ADN tant ils étaient en lambeaux. Tamara était inconsciente, elle ne se souvient de rien. À l’hôpital, son visage blessé par les éclats a été soigné. Au centre de réhabilitation, elle a pu retrouver en partie l’usage de sa main droite. Avec son orthèse rouge, elle peut éplucher ses pommes de terre, ses carottes et même tricoter. Mais comment guérir du traumatisme psychique ? « Je pleure souvent. »
Le son du silence
Le village comptait 344 habitants au moment de l’attaque. Plus d’un sur six a disparu le 5 octobre. « Maintenant, la rue est éteinte », soupire Tamara. Parmi les habitants de la rue Samarska, 22 personnes sont mortes. Il n’y a plus personne dans les jardins. Des oies et des poules pataugent dans la neige terreuse. Pas loin, un bus scolaire à l’abandon.
Ihor habite à l’autre bout de la rue dans une maison bleue qu’il a construite pour sa femme, Tatiana. Une maison « de la taille du café ». Sur le mur mauve du salon, une photo de Tatiana et lui, imprimée sur toile et encadrée. Le 5 octobre 2023, Ihor n’avait pas prévu de s’éterniser, il avait des choses à faire. Mais il était quand même passé au café rendre hommage à Andriy, avec qui il faisait toutes les réparations dans le village, qu’il s’agisse de voitures ou du toit des maisons. Il attendait le dernier shot. Il y a eu un grand blanc, des flashs. Autour de lui, huit corps.
À l’hôpital de Kharkiv, cloué à son lit car il avait été touché à la colonne vertébrale, il ne pouvait même pas bouger la tête. « Comme un cadavre. » Il n’a pas pu aller à l’enterrement de sa femme. « C’est comme si elle avait juste disparu. » Une des choses qui perturbent Ihor, c’est de n’avoir rien entendu. Le silence est l’une des caractéristiques du missile hypersonique lancé ce jour-là par la Russie. Un Iskander : 7 mètres de haut, 1 mètre de diamètre, plus de 2 kilomètres par seconde.
Les Russes détruisent la nation ukrainienne, et l’Europe regarde sans rien faire.
Ihor
Quant à l’implication des frères Mamon, Ihor a du mal à y croire. Pourquoi auraient-ils fait cela ? « En même temps, à l’été 2022, explique-t-il, les Russes laissaient partir ceux qui ne voulaient pas travailler pour eux. Beaucoup de policiers sont passés du côté ukrainien. » L’un des deux frères est allé travailler au checkpoint des Russes. « Était-il forcé ou pas, probablement non. Je ne sais pas », répète-t-il, les sourcils toujours froncés.
En fait, Ihor ne voit aucun sens dans ce qu’il s’est passé ce jour-là à Hroza : qu’un missile aussi cher, 3 millions de dollars, ait été dépensé pour tuer autant de civils d’un si petit village, ça lui paraît insensé. « Les Russes détruisent la nation ukrainienne, et l’Europe regarde sans rien faire » ajoute-t-il. Son seul souhait : « Que la guerre s’arrête vite. »