Éducation à la sexualité : un programme sous haute tension
Après deux ans et demi d’élaboration, le texte, examiné par le Conseil supérieur de l’éducation le 29 janvier, a été la cible d’attaques répétées du camp réactionnaire, allant de coups de pressions parlementaires aux intimidations violentes de parents d’élèves.
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« Il y a une racialisation des politiques antisexistes en France » Éducation à la sexualité : amputer les budgets, c’est priver les élèvesC’est un texte qui a connu d’intenses zones de turbulences, mais dont les défenseurs se félicitent qu’il ait réussi à traverser – non sans danger mais sans trop s’abîmer – ces multiples orages réactionnaires. Ce mercredi 29 janvier, le Conseil supérieur de l’éducation examine un projet lancé il y a deux ans et demi.
L’avant-dernière marche avant l’étape finale : la publication au bulletin officiel du tant attendu programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité (Evars). Un programme qui doit répondre à une situation inquiétante : seuls 15 % des élèves en primaire, au collège ou au lycée reçoivent les trois séances annuelles d’éducation à la sexualité. Des séances pourtant obligatoires et fixées dans la loi de 2001 relative à l’IVG.
Cette situation, longtemps dénoncée par les associations comme le Planning familial, a conduit l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, à saisir, en juin 2023, le Conseil supérieur des programmes (CSP) pour qu’il bûche sur une première version. Depuis, ces thématiques n’ont cessé d’être torpillées, sous l’effet de la panique morale sur le genre et la sexualité qui rampait depuis le mouvement de la Manif pour tous, en 2013.
La droite réactionnaire s’est beaucoup mobilisée pour faire échouer le programme.
Ancien ministre
« La droite réactionnaire s’est beaucoup mobilisée pour faire échouer le programme », observe un ancien ministre de l’Éducation nationale. « On me dit qu’il y a des reculs ici et là, mais ce n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est la mise en œuvre résolue, et le soutien aux équipes éducatives », poursuit-il. La version actuelle du programme, que nous avons pu consulter, présente un ensemble d’apprentissages qui évoluent en fonction de l’âge des élèves.
Le texte propose d’explorer au primaire la connaissance de son corps, son intimité et celle des autres, ou encore la notion de consentement, et d’aborder au secondaire, progressivement, la sexualité, les relations égalitaires, les stéréotypes de genre et l’intimité à l’ère des réseaux sociaux. Plusieurs professionnel·les de l’Éducation nationale considèrent que ce programme « va dans le bon sens, malgré plusieurs reculs inquiétants ».
Le thème de l’identité de genre, soit la manière d’exister en tant qu’homme, femme ou non-binaire, indépendamment de son sexe biologique, n’est plus abordé à partir de la cinquième. Idem pour la transphobie : le mot est ôté du programme du collège pour n’arriver qu’au lycée. Celui de sérophobie (les discriminations contre les personnes séropositives), lui, n’existe plus pour les secondes et n’apparaît qu’en terminale. De simples détails par rapport aux 78 pages que contient ce programme ? Ou le signe que, avec la droite réactionnaire au plus proche du pouvoir, certaines tournures de phrase doivent être évitées ?
Comment nous faire croire que retarder l’apparition de la notion d’identité de genre est bénéfique ?
S. Legrain
« Quand je récupère le texte en novembre, je repère des formulations qui peuvent être source de confusion. Soit elles étaient imprécises, soit elles tendaient le bâton pour se faire battre par les opposants à ce programme », tempère Anne Genetet, ancienne et éphémère ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Barnier. Les occurrences de l’expression « identité de genre », présentes en nombre dans la version qu’elle corrige, vont drastiquement se réduire. Elles sont remplacées par des renvois vers les discriminations définies par le Code pénal.
L’identité de genre comme point de crispation
Pour les personnes qui ont participé à l’élaboration du texte, ces modifications relèvent du détail. « Je ne crois pas qu’il ait été décidé d’enlever ces notions parce que l’on craint des pressions. On veut d’abord éviter des polémiques qui aboutiraient à retarder la parution de ce programme », argue Fatiha Keloua Hachi, députée socialiste de Seine-Saint-Denis et personnalité qualifiée du CSP.
Ailleurs à gauche, l’absence du thème de l’identité de genre au collège ne manque pas de crisper. « Comment nous faire croire que retarder l’apparition de la notion d’identité de genre est bénéfique à la lutte contre les stéréotypes sexistes et les discriminations ? » s’interroge Sarah Legrain, députée de Paris et membre de la direction de La France insoumise. « Ce changement de programme est bien une façon de céder à la pression des réseaux réactionnaires, d’ailleurs bien représentés au gouvernement en la personne de Retailleau notamment. »
Je me réjouis que l’identité de genre ne soit abordée qu’à un âge de maturité des élèves.
M. Brisson
Ces modifications dans le programme rassurent bien la droite conservatrice. Max Brisson, sénateur Les Républicains des Pyrénées-Atlantiques, vice-président de la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport, considère notamment que la suppression du thème de l’identité de genre est un « progrès » : « A priori, je me réjouis que l’identité de genre ne soit abordée qu’à un âge de maturité des élèves, comme au lycée. L’école n’est pas le lieu des débats militants », affirme-t-il.
Un satisfecit d’autant plus assumé que cette demande avait été formulée dans une tribune publiée dans Le Figaro, le 1er décembre. Les sénateurs républicains appelaient au « retrait de toutes références à la notion d’identité de genre ». Ils considéraient que la version travaillée par la direction générale de l’enseignement scolaire et par les consultations avait été « dévoyée par la vision de ceux qui voudraient que l’école soit le remède à tous les maux de notre société », minée par cette « idéologie woke » que les conservateurs et réactionnaires exècrent tant.
Cette offensive est intervenue juste après un coup de menton venant de celui qui était, à l’époque, le numéro deux d’Anne Genetet, Alexandre Portier, ministre délégué en charge de la Réussite scolaire et de l’Enseignement professionnel. Interrogé par Max Brisson le 27 novembre lors d’une séance de questions au gouvernement sur le projet Evars, le ministre annonce s’engager « personnellement pour que la théorie du genre ne trouve pas sa place dans nos écoles ».
« C’est une sortie de route de quelqu’un qui n’a pas lu le programme et qui ne comprend pas ce que cela veut dire », réagit aujourd’hui Anne Genetet. L’ancienne ministre affirme n’avoir reçu « aucun message, ni avant, ni pendant, ni après » venant d’Alexandre Portier. Pour la secrétaire générale déléguée de Renaissance, il s’agit d’une attaque « orchestrée », le ministre profitant de son absence ce jour-là. « Est-ce une offensive des milieux conservateurs ? Probablement. »
« Je veux apaiser. » Ce mercredi 25 juin 2014, sur France Culture, le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Benoît Hamon, soigne un recul historique par de la litote en pommade. Derrière cette déclaration se cache, en réalité, l’abandon d’un programme phare porté par le gouvernement socialiste de l’époque, censé contrer le sexisme par un nouveau programme scolaire. C’est la fin des ABCD de l’égalité.
Expérimenté pendant plus de six mois dans 275 écoles, le programme devait être généralisé à la rentrée 2014. Mais la fronde réactionnaire est trop forte. Une victoire pour la Manif pour tous – alors encore très active, la loi sur le mariage gay ayant été promulgué un an auparavant – qui porte l’offensive avec un mouvement hybride emmené par Farida Belghoul, les Journées de retrait de l’école (JRE). Déjà, à l’époque, les fantasmes autour de la « théorie du genre » vont bon train.
Plus tard, après l’abandon des ABCD de l’égalité, des modules pédagogiques seront malgré tout lancés, notamment en destination des profs. Mais l’ambition politique des débuts a disparu, écornée par la puissance de la contestation conservatrice. Contactée, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre déléguée à l’égalité femmes-hommes, voit des similitudes dans l’opposition actuelle contre le programme d’éducation à la sexualité. « C’est une redite. Les différences, ce sont le poids pris par les réseaux sociaux, la vitalité des aberrations en ligne et le degré de violence », affirme-t-elle.
L’actuelle conseillère régionale d’Auvergne Rhône-Alpes prend pour exemple le cas belge, où un tel programme a été mis en place en septembre 2023. « Chez eux, une école a été incendiée. Avec les ABCD de l’égalité, nous avions vu une enseignante se faire nommément menacer sur Internet », compare-t-elle. Comment celle qui fut ministre de l’Éducation nationale de 2014 à 2017 observe-t-elle les concessions actuelles faite au camp conservateur ? « Entre 2014 et 2025, on constate que les réticences sont toujours là. Il faut les intérioriser quand on conçoit le programme », indique-t-telle. « Cela passe par le fait de soigner les formulations, réfléchir à qui présente le texte et chercher des soutiens chez d’autres familles politiques. »
Quitte à rogner sur des expressions aussi cruciales qu’identité de genre, transphobie ou sérophobie ? « Le programme reste ambitieux, et la ministre actuelle, Élisabeth Borne, semble être en faveur de ce texte », observe Najat Vallaud-Belkacem. Le programme d’Evars est présenté au Conseil supérieur de l’éducation mercredi 29 janvier. Il pourrait être appliqué dès la rentrée prochaine.
À la fin du mois de décembre, Bruno Retailleau annonce dans Le Journal du dimanche une condition pour rester à Beauvau, dans le gouvernement de François Bayrou : la non-introduction de « l’enseignement de la théorie du genre à l’école ». « J’en ai parlé avec François Bayrou. Il m’a plutôt rassuré sur ces questions, explique le ministre de l’Intérieur. Je pense que, pour lui comme pour moi, l’école doit transmettre des savoirs. Il faut la protéger de tout militantisme. »
Contacté pour savoir si les modifications du programme sont le résultat des demandes du Vendéen, le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à nos sollicitations. Attaque frontale ou autocensure pour éviter des contestations aussi importantes que celles de la Manif pour tous ? L’élaboration sous haute tension de ce programme révèle à quel point ces enjeux sont instrumentalisés par les parlementaires comme sur le terrain.
Des professeurs convoqués et menacés
Syndicat de la famille (émanation de la Manif pour tous), Parents vigilants (soutien d’Éric Zemmour), SOS Éducation, Parents en colère, Mamans Louves… Ces groupuscules de parents d’élèves n’hésitent pas à mettre la pression directement sur les directions de collèges ou de lycées pour alerter sur « les dangers de l’éducation à la sexualité ». Et à se mettre en lien avec les antennes locales des partis politiques pour cibler directement les enseignants.
Lire Édouard Louis en seconde ? De la « pornographie » !
C’était le cas pour Coralie*, une professeure de lettres dans l’académie de Grenoble. À la Toussaint, elle propose à ses élèves de seconde de lire un livre lié aux transfuges de classe et à Annie Ernaux. Dans la sélection se trouve En finir avec Eddy Bellegueule, d’Édouard Louis. Alertée, la référente de Parents vigilants 74, Élodie Bourgey, écrit à l’inspection. Des extraits contiendraient « des scènes pornographiques, des références à l’inceste et des descriptions de partouze », d’après le courrier que nous avons pu consulter.
Trois jours plus tard, Reconquête Haute-Savoie publie un communiqué appelant à ce que « l’école [redevienne] un sanctuaire pour nos jeunes ». La professeure est convoquée par sa directrice. « Elle m’a dit que j’avais commis une erreur et que, en tant que parent, elle aurait pu avoir la même réaction. C’était lunaire », se rappelle-t-elle, amère.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Coralie est d’autant plus en colère que la cheffe d’établissement a décidé de faire venir l’inspecteur régional. Dans son rapport, ce dernier conclut : « Cette même prudence doit d’ailleurs conduire l’enseignante à réinterroger ses pratiques à la lumière de la neutralité du fonctionnaire qu’elle souhaite respecter. » Malgré un fort soutien de ses collègues, la professeure reste « scandalisée, non pas de la réaction d’un parent, dit-elle, mais du rôle de l’institution » face à ce recadrage.
Les exemples pullulent. En Bretagne, un professeur a reçu des « menaces physiques » de la part d’un groupuscule réactionnaire après avoir proposé à ses élèves de participer au Goncourt des lycéens. En cause, le roman de Rebecca Lighieri, Le Club des enfants perdus, où des scènes de sexe sont décrites. Il a été placé sous la protection des gendarmes pendant quelques jours. Cette « opération Goncourt » a été réalisée dans d’autres établissements partenaires du prix.
Dans le Loiret, un tract de Parents vigilants a été adressé à tous les directeurs d’école, expliquant pourquoi il fallait être contre l’Evars, rapporte Sud Éducation. Un syndicaliste est, lui, poursuivi pour diffamation, après avoir prononcé un discours interrompant une réunion organisée par SOS Éducation. « Un procès bâillon », qualifie-t-il.
Pour Marie Dagnaud, cosecrétaire régionale à la CGT Éduc’Actions, il est impératif que les personnels soient protégés et soutenus. C’est ce retour qu’elle a obtenu du recteur, en octobre. Dans l’Ille-et-Vilaine, l’intersyndicale demandera une audience au directeur académique pour recenser les alertes locales.
L’enjeu ne se limite pas à l’Éducation nationale. C’est un combat culturel qu’il faut mener partout.
C. Brossel
Pour Guillaume Delavaud, cosecrétaire Sud Éducation dans les Alpes-Maritimes, la stratégie syndicale doit être renforcée. Première étape : se proposer au poste de référent égalité et sexualité dans les établissements. « Si on ne le fait pas, on risque d’avoir des collègues réactionnaires qui feront pression dans l’autre sens », présage-t-il. Deuxième étape : « former nos collègues pour sensibiliser au programme ».
Afin d’être aussi organisés que le camp d’en face ? Pour la sénatrice socialiste Colombe Brossel, « l’enjeu ne se limite pas à l’Éducation nationale. C’est un combat culturel qu’il faut mener partout ». Avec l’application du programme, le plus dur reste peut-être à suivre. Marie Dagnaud l’affirme : « Il va falloir se battre dans les années qui viennent. »