La journaliste Ariane Lavrilleux et la remise en cause du secret des sources
Ce 17 janvier, l’investigratice est convoquée au tribunal de Paris, menacée de mise en examen pour avoir révélé des secrets de la défense nationale. Un rassemblement de soutien est prévu ce même jour. 110 organisations appellent à un renforcement du secret des sources.
Ce 17 janvier, la journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux est convoquée au tribunal de Paris pour un interrogatoire, mené par une magistrate spécialisée dans la lutte antiterroriste. Elle est visée par une enquête préliminaire pour « appropriation et divulgation d’un secret de la défense nationale », une accusation qui pourrait aboutir à sa mise en examen. Cette procédure inquiète les défenseurs de la liberté de la presse et l’ensemble des journalistes qui s’interrogent sur la protection de leurs sources.
Rappel des faits. En 2021, Ariane Lavrilleux publie sur Disclose une enquête révélant l’implication de la France dans des opérations militaires égyptiennes ciblant des civils, détournant ainsi des renseignements français de leur usage prévu. Cette publication, fondée sur des documents classifiés, soulève des questions majeures sur les responsabilités de l’État français et ses pratiques en matière de coopération militaire.
Plutôt que d’engager un débat public sur ces révélations, les autorités ont choisi de poursuivre la journaliste, remettant en cause son droit fondamental d’informer. En septembre 2023, son domicile est perquisitionné pendant neuf heures par la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) et la journaliste subit une garde à vue de 39 heures.
Stratégie de dissuasion judiciaire
Depuis 2010, ce sont 27 journalistes ont été convoqués par la DGSI, illustrant une stratégie de plus en plus agressive contre la presse d’investigation. Ces pratiques visent presque toujours à identifier les sources des journalistes. Le cas d’Ariane Lavrilleux s’inscrit dans cette dynamique de judiciarisation du journalisme. La menace de poursuites pénales pour la détention de documents classifiés est un signal désastreux pour la liberté de la presse. Cette situation soulève une question essentielle : comment les journalistes peuvent-ils remplir leur rôle de contre-pouvoir si leurs enquêtes sont systématiquement criminalisées ?
Les outils visant à lutter contre les conflits d’intérêts et à protéger la confidentialité des sources sont insuffisants, inadaptés et dépassés.
RSF
Les organisations internationales, comme Reporters sans frontières (RSF), ont déjà alerté sur la dégradation de la liberté de la presse en France, notamment avec des lois de plus en plus restrictives. Dans le classement RSF de 2024, la France arrive à la vingt-et-unième place ! « Les outils visant à lutter contre les conflits d’intérêts et à protéger la confidentialité des sources sont insuffisants, inadaptés et dépassés. »
Mobilisation massive pour la liberté de la presse
Face à cette attaque contre la liberté d’informer, 110 organisations (dont Politis) ont appelé à la protection du secret des sources. Dans une tribune, elles rappellent que ce principe est un fondement de toute démocratie et qu’il garantit aux journalistes la possibilité de révéler des informations d’intérêt public, sans mettre en danger leurs sources. « L’inflation de ces méthodes porte atteinte à un principe fondamental de la démocratie qui est la protection du secret des sources, considérée par la Cour européenne des droits de l’Homme comme ‘une pierre angulaire de la liberté de la presse’ ».
Le texte souligne l’unanimité des professionnels de l’information, exprimée lors des États généraux de l’information et de la presse indépendante. Ils s’accordent sur la nécessité de réformer la loi de 2010 pour mieux protéger le secret des sources, indispensable. La ministre de la Culture a reconnu cette nécessité, notamment en raison des obligations liées à l’entrée en vigueur du règlement européen pour la liberté des médias (EMFA, European Media Freedom Act) en août 2025.
Cinq propositions
Pour cela, les signataires proposent cinq axes de réforme via une lettre envoyée à différents ministres – François Bayrou, Rachida Dati (Culture), Bruno Retailleau (Intérieur), Gérald Darmanin (Justice) et Sébastien Lecornu (Armées). Ils demandent de limiter strictement la levée du secret des sources à des cas clairement définis, tels que « la prévention et la répression de certains crimes et délits d’une gravité particulière ».
Ils préconisent également de renforcer le contrôle judiciaire préalable pour toute mesure susceptible de porter atteinte au secret des sources, en rendant obligatoire l’intervention d’un juge indépendant. Ils demandent également d’élargir la protection du secret des sources à d’autres acteurs des médias comme les documentaristes.
De plus, ils proposent d’instaurer un recours spécifique pour les journalistes, afin de permettre l’annulation des actes d’investigation lorsque « les sources ont été illégalement découvertes ». Et enfin, ils souhaitent la création d’un délit d’atteinte au secret des sources, comparable à celui qui protège le secret professionnel des avocats ou des médecins, pour mieux sanctionner les violations.
Une affaire qui fera date
Un rassemblement de soutien est prévu le 17 janvier devant le tribunal de Paris, jour de convocation d’Ariane Lavrilleux. Il vise à rappeler que les journalistes ne doivent pas être traités comme des criminels pour avoir fait leur travail. « J’encours une peine allant jusqu’à cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende », rappelle la journaliste.
Le sort réservé à Ariane Lavrilleux constitue ainsi un véritable moment décisif pour la liberté de la presse en France : c’est la capacité des journalistes à enquêter librement qui est en jeu. En criminalisant le journalisme d’investigation, l’État envoie un signal dangereux. Il est donc essentiel de défendre, sans concession, la liberté de la presse, condition sine qua non d’une démocratie vivante et transparente. Comme l’expliquait elle-même notre consœur dans nos colonnes, en avril dernier : « C’est notre droit à tous d’être informés qui est en jeu. »
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