« Par les villages », poème pour tous

Avec sa mise en scène de la pièce de Peter Handke, Sébastien Kheroufi fait une irruption fulgurante sur la scène théâtrale.

Anaïs Heluin  • 15 janvier 2025 abonné·es
« Par les villages », poème pour tous
© Sébastien Kheroufi

Par les villages / du 22 au 26 janvier au Théâtre des quartiers d’Ivry / Également les 25 et 26 février à la Filature, Mulhouse, le 5 avril au Théâtre de Corbeil-Essonnes et les 12 et 13 avril à l’Espace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt.

La pièce Par les villages, de Peter Handke, mise en scène par Sébastien Kheroufi est une de ces aventures qui prouvent avec éclat la nécessité du temps long pour la création théâtrale, aussi bien dans sa phase de recherche qu’à l’étape de la rencontre avec le public. Dès la scène d’ouverture du spectacle en décembre 2024 au Centre Pompidou, celles et ceux qui avaient eu la chance de découvrir le spectacle à sa naissance au Théâtre des quartiers d’Ivry en février de la même année constatent la transformation.

Dans le vaste hall du lieu qui s’apprête à fermer pour de longs travaux, le metteur en scène et son équipe n’ont pas reconstitué le brasier qui accueillait le spectateur ivryen aux abords du théâtre. Ils n’ont pas non plus cherché à recréer l’ambiance « cité » qui faisait alors leur préambule, porté par quelques-uns des membres du chœur d’amateurs formé par Sébastien Kheroufi. Désormais, il nous faut être bien attentif et scruter la foule pour remarquer une dizaine de jeunes gens assis sur des plots installés au milieu de carrés blancs, immobiles devant de petits transistors diffusant de la musique urbaine.

Précision du geste

Disposées en deux lignes parallèles, ces présences statiques ne sont que le premier des nombreux éléments qui témoignent de l’effort d’abstraction, d’épure, de précision du geste réalisé par le metteur en scène dans l’intervalle qui sépare ses premières dates des plus récentes. De la part de ce jeune artiste de 33 ans dont Par les villages est seulement la deuxième création – il a monté auparavant une Antigone transposée dans l’Algérie d’après-guerre, avec ses camarades issus de l’École supérieure d’art dramatique de Paris, dont il est sorti diplômé en 2021 –, cette persévérance est d’autant plus remarquable que le spectacle a été d’emblée salué par une presse unanime. Avec raison.

Très personnelle, sa mise en scène de la pièce la plus célèbre de l’auteur autrichien, écrite en 1981 et décrivant de façon ouvertement autobiographique les maux de son village natal, disait déjà avec force le désir de Sébastien Kheroufi de faire de la scène le lieu du poème pour tous. La recréation de Par les villages – c’en est une, étant donné l’ampleur des changements – que l’on peut voir à présent a la puissance de la première version, débarrassée de ses fragilités.

Peter Handke place une parole à la fois épique, poétique et concrète dans la bouche de tous les habitants du village.

L’arrivée du comédien Reda Kateb dans le rôle complexe de l’écrivain Gregor, double théâtral de l’auteur, est pour beaucoup dans la progression du spectacle, rendue possible par des moyens supplémentaires offerts par les lieux coproducteurs. L’artiste savait n’être pas allé au bout de sa relation avec la pièce, dont il explique volontiers que c’est par elle qu’il est arrivé au théâtre. Alors que, ayant grandi dans une cité de banlieue parisienne où il a obtenu un BEP mécanique, rien ne l’y destinait.

Liquidation du verbe

Au milieu du couloir formé par les amateurs, Reda Kateb avance avec une économie de gestes et d’expressions qui restera la sienne jusqu’au bout de la pièce. Jusqu’à ce que tout ce qui était tu soit dit. Ce déversement jusqu’à liquidation du verbe est davantage pris en charge par celles et ceux que le personnage central vient retrouver à la suite de la mort de ses parents et après une très longue absence que par lui-même. Peter Handke place en effet une parole à la fois épique, poétique et concrète dans la bouche de tous les habitants du village, des ouvriers et petits employés «offensés et humiliés».

Sans toucher au texte autrement qu’en remplaçant quelques brefs passages de la superbe traduction française de Georges-Arthur Goldschmidt par de l’arabe, du créole et de l’espagnol, Sébastien Kheroufi transpose ce bourg autrichien des années 1980 dans une cité française des années 1990. L’écart considérable qui sépare la langue de Peter Handke d’un parler quotidien, réaliste, ne rend pas ce déplacement géographique et temporel artificiel, au contraire.

La présence de l’auteur auprès du metteur en scène durant tout le processus de création est un des signes de l’impressionnante capacité de Sébastien Kheroufi à s’associer de grandes figures de l’art, toutes disciplines confondues. Avec Reda Kateb, dont la qualité de petit-neveu de l’écrivain et metteur en scène algérien Kateb Yacine résonne ici particulièrement, ce Par les villages compte encore comme célébrités la comédienne Anne Alvaro et la rappeuse Casey.

Sentir l’inconnu

L’une en vieille femme déplorant la disparition du vieux monde, celui de l’harmonie entre les hommes et la nature, l’autre dans le rôle de Nova, qui au contraire fait l’éloge du présent et des gens tels qu’ils sont, ces deux artistes sont comme l’ensemble de la distribution au seul service du poème dramatique. Même lors de son monologue final, dont la grande beauté sidère autant à la deuxième qu’à la première écoute, c’est toujours la rythmique formidable du texte qui porte la rappeuse.

Cette souveraineté de la langue préside également au fonctionnement du chœur, qui lui aussi a profité du temps de recréation. De cinquante membres, le voilà passé à cent. Et de silencieux, le voici maintenant doté de mots qui vont dans le sens de cette ­formule ­prononcée par le frère de Gregor, l’ouvrier Hans ici incarné par Amine Adjina : «Malheur à toi si tu oses décider qui nous sommes, malheur à toi si tu dis qui il est, un mot d’interprétation et la fête est finie. » Composé de personnes d’âges et d’origines très divers, ce large groupe d’amateurs embrasse le noyau des professionnels et attise leur jeu.

Ce Par les villages suscite une attention d’une acuité peu commune.

Au centre des principaux virages de la pièce que sont la fête de fin de chantier, le deuil par Gregor de son passé puis la célébration d’un avenir possible, ces habitants dessinent des rituels plus qu’ils ne les interprètent tout à fait. Car il importe à Sébastien Kheroufi de donner à sentir l’inconnu, le mystère dont Peter Handke charge ses personnages d’ouvriers. Cette idée d’esquisse est aussi présente dans les paroles qu’adressent tour à tour les protagonistes à Gregor et, à travers lui, au monde.

Depuis le quasi-monologue de l’intendante (l’excellente Marie-Sohna Condé, sauf au Théâtre des quartiers d’Ivry, où le rôle est tenu par Gwenaëlle Martin) jusqu’à l’envolée de Nova, en passant par les discours de Hans et de ses collègues de travail Anton, Ignaz et Albin ou encore de Sophie, la sœur de Gregor (Hayet Darwich), ce Par les villages suscite une attention d’une acuité peu commune. Tout étant en partage, en circulation dans cette pièce, cette fonction d’écoute active n’est pas seulement dévolue au spectateur, mais aussi à l’acteur.

L’écoute, un objet à part entière

En Gregor qui reçoit les mots de la cité-village plus qu’il n’en prononce lui-même, Reda Kateb contribue à faire de l’écoute un objet à part entière. Le chœur est aussi une oreille pour la plupart des voix qui s’élèvent. Le poème ne vit que dans la mesure où existe quelque part une assemblée pour le recevoir, expriment ainsi Sébastien Kheroufi et son équipe. Il est clair que ceux-ci n’envisagent pas le théâtre comme un art porteur de bonne parole mais plutôt comme un geste où la critique cohabite avec la poésie et même la nourrit.

Sébastien Kheroufi a encore bien des choses à dire et à faire pour le théâtre et la société ; espérons qu’il en trouve les moyens.

En cela, le théâtre de la Tendre Lenteur – la compagnie de Sébastien Kheroufi – est une utopie concrète. Il répond à l’appel final de Casey en Nova à épouser l’univers avec douceur, loin de toute séduction et de toute quête d’efficacité. «Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l’espace et considère chacun dans son image. Ne décide qu’enthousiasmé. Échoue avec tranquillité. Surtout aie du temps et fais des détours. Laisse-toi distraire. Mets-toi pour ainsi dire en congé. Ne néglige la voix d’aucun arbre, d’aucune eau», profère par exemple la rappeuse.

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L’apparente simplicité du spectacle de Kheroufi est pleine de tout cela. On en revient alors au temps dont nous parlions en début d’article, car il en faut pour parvenir à un minimalisme capable d’ouvrir autant de sens possibles. Par les villages l’a eu mais, en ces temps de coupes budgétaires, il tend hélas à faire figure d’exception. Il est évident que Sébastien Kheroufi a encore bien des choses à dire et à faire pour le théâtre et la société ; espérons qu’il en trouve les moyens.

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Théâtre
Temps de lecture : 8 minutes