Retraites : à la Cnav, un mouvement social face à une surcharge de travail « insoutenable »

L’ensemble des organisations syndicales représentatives appellent les agents retraite de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) d’Île-de-France à se mobiliser, par la grève, ce jeudi 23 janvier. En cause : une « forte dégradation des conditions de travail ».

Pierre Jequier-Zalc  • 22 janvier 2025 abonné·es
Retraites : à la Cnav, un mouvement social face à une surcharge de travail « insoutenable »
© Philippe HUGUEN / AFP

Était-ce prévisible ? Dans un communiqué de presse qui ne fait pas dans le détail, l’ensemble des organisations syndicales représentatives de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav), dénoncent une dégradation « dramatique » des conditions de travail et une surcharge « insoutenable » de travail pour les « techniciens retraite », en charge du calcul et du paiement des retraites, en Île-de-France.

La situation décrite est particulièrement tendue. En sous-effectif, avec des outils informatiques qui fonctionnent mal, les agents n’arrivent plus à gérer l’afflux de demandes de retraites. Au point que plusieurs dizaines de milliers de dossiers – dont beaucoup d’urgents – seraient toujours en attente de traitement. Selon nos informations, 43 000 dossiers étaient toujours en stock, en Île-de-France, au 31 décembre 2024.

On ne respecte même plus les droits des assurés !

« On traite des dossiers de personnes qui sont parties à la retraite en septembre ou en octobre 2024, en décembre ou en janvier. Donc pendant quatre mois, elles n’ont pas eu le droit à leur retraite. On ne respecte même plus les droits des assurés ! », souffle un technicien retraite francilien. « Pour utiliser le jargon de notre direction, le stock qu’on a accumulé n’est pas ‘sain’. C’est-à-dire qu’on a beaucoup de demandes de retraites qui sont déjà dépassées ou qui vont être très prochainement dépassées », assure Romain Rivière, délégué syndical de la CGT à la Cnav.

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« Le taux d’atteinte de la garantie de versement était de 94,6 % en septembre 2024. L’immense majorité des assurés partis le 1er septembre ont donc touché leur retraite en temps voulu », rétorque, auprès de Politis, la direction de la Cnav. Pourtant, malgré ces mots rassurants, la direction ne peut nier qu’un afflux de dossiers est venu mettre à mal les agents retraite des agences d’Île-de-France. Au point qu’en septembre, une « task force » (groupe de travail) a été créée, sur la base du volontariat, pour essayer de liquider ce stock, au maximum.

« Plus on prend du retard, plus les assurés nous sollicitent » 

Des agents, contre un jour de télétravail supplémentaire, ont donc été détachés de leur agence pour faire, uniquement, de la liquidation de dossiers. Jusqu’à 20 par jours – contre 5-6 habituellement sur un portefeuille ‘normal’. « Cela n’a pas empêché le stock d’augmenter. Pendant que les collègues mettaient un coup de collier sur les demandes de départ en septembre 2024, des demandes de départ au 1er décembre ou au 1er janvier 2025 continuaient à s’accumuler », souligne Grégory Thomas, responsable CFTC à la Cnav.

« Bien que ce mécanisme temporaire soit contesté par certaines organisations syndicales, les agents nous font des bons retours sur cette task force qui fonctionne sur la base du volontariat. Certains d’entre eux souhaitent d’ailleurs la prolonger », assure, de son côté, la direction.

Je dois partir à la retraite en avril, et je ne peux obtenir aucun rendez-vous pour connaître le montant de ma retraite.

Michelle

Cette situation, forcément, a un impact sur la relation avec les assurés, de plus en plus mécontents. « Au vu de comment on les traite, ça devient vraiment difficile », confie le syndicaliste. « Je dois partir à la retraite en avril, et je ne peux obtenir aucun rendez-vous pour connaître le montant de ma retraite. Il n’y a aucune plage disponible sur leur site. Or, j’en ai besoin pour faire un prêt et acheter ma maison. C’est dingue ! », s’agace Michelle. « Le nombre de sollicitations a explosé. Plus on prend du retard, plus les assurés nous sollicitent », souligne Grégory Thomas.

Outil chronophage

Comment, alors, expliquer cet engorgement ? Il y a deux ans, Politis, dans une enquête exclusive, vous racontait comment les conditions de travail au sein de l’Assurance maladie étaient particulièrement inquiétantes. Un rapport d’expertise pour « risque grave » concluait, fin 2021 que « l’état de santé psychique et physique [est] fortement dégradé chez les agents de la Cnav ». En cause, notamment, le déploiement d’outils informatiques dysfonctionnels.

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Deux ans plus tard, la situation semble ne pas s’être améliorée. En effet, un des outils qui crispait particulièrement en interne, Syrca, a été généralisé au printemps 2024 en Île-de-France. Sans que celui-ci ne soit pleinement abouti. « L’outil a encore beaucoup de défauts. Il y a de nombreux dossiers où on doit le contourner via des procédures manuelles très chronophages », explique le technicien retraite précédemment cité.

Comment on peut arriver à généraliser à une échelle industrielle un outil avec de tels dysfonctionnements ? 

R. Rivière

Un exemple parmi d’autres : la saisie des droits liés à des enfants, que Syrca ne fait pas encore. « Aujourd’hui, une femme qui a trois enfants, ça nous prend une heure pour le saisir, alors qu’avant, c’était quelques minutes », souligne Romain Rivière qui s’interroge : « Comment on peut arriver à généraliser à une échelle industrielle un outil avec de tels dysfonctionnements ? » Comme révélé par Politis en 2023, cet outil, censé être révolutionnaire, a déjà coûté plusieurs dizaines de millions d’euros à la Caisse.

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« La direction a préféré lancer un outil encore dégradé avec toujours le même discours : ‘On savait qu’on allait essuyer les plâtres mais on va y arriver’ avec la croyance que dans six mois, ça ira mieux. Mais on se fait balader depuis un bon moment sans que ça n’aille jamais mieux », souligne la CFTC. Par la voix de Grégory Thomas, le syndicat accuse la direction d’avoir mis les agents dans une situation intenable. « On paye l’anticipation ratée des gains de production. Syrca devait nous faire aller beaucoup plus vite, or c’est loin d’être le cas. Donc on est dans la panade, les outils n’ont rien apporté de plus et on manque de techniciens désormais. »

« Lâchés dans la nature »

Outre les dysfonctionnements, ce nouvel outil a aussi été lancé rapidement, avec des formations accélérées pour les agents. « Les collègues ont été formés de manière accélérée, sans possibilité de bien s’approprier l’outil. On a été lâchés dans la nature. Ce qui fait qu’aujourd’hui, le temps de traitement des dossiers est parfois plus que doublé », raconte-t-on à la CFDT. « Syrca a été déployé en Île-de-France entre mai et octobre 2024, ce qui, dans les faits, ne représente que 4 mois d’utilisation effective. L’appropriation par la ligne métier est pourtant bonne, et devrait encore progresser grâce à des améliorations prévues au cours de l’année », rassure, de son côté, la direction.

Malgré cela, l’ensemble des organisations syndicales, après avoir été sollicitées par de nombreux collègues, ont décidé de tirer la sonnette d’alarme. Ils appellent donc à la grève l’ensemble des agents retraite d’Île-de-France ce jeudi 23 janvier. Leurs principales revendications sont « l’embauche immédiate de personnel pour pallier les sous-effectifs chroniques », et « une augmentation substantielle des salaires pour compenser la perte de pouvoir d’achat des travailleuses et travailleurs des agences » après « une décennie de gel de notre valeur du point d’indice ».

Face à ces demandes, la direction explique avoir déjà « augmenté significativement » les effectifs des agences franciliennes avec le recrutement de « 78 agents (CDI et CDD confondus) ». Insuffisant selon les syndicats, qui espèrent donc obtenir plus. Jeudi ne sera, sans doute, que le début de ce mouvement, le préavis de grève déposé étant d’une durée « illimitée ».

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