Cachez ce salut nazi que je ne saurais voir

Après l’imposition des thématiques de l’extrême-droite dans l’espace public, c’est désormais au tour des symboles les plus immondes du fascisme de se frayer un chemin au grand jour. Le tout dans un confusionnisme général dont sont comptables nombre de médias, de personnalités politiques et d’intellectuels.

Albin Wagener  • 22 janvier 2025
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Cachez ce salut nazi que je ne saurais voir
Lors de l’investiture de Donald Trump, Elon Musk a suscité une vive polémique en réalisant un geste de sinistre mémoire.
© ANGELA WEISS / AFP

Lundi 20 janvier 2025, lors de l’investiture de Donald Trump comme 47e Président des États-Unis, le milliardaire sud-africain Elon Musk a réussi la prouesse d’effectuer, à deux reprises, un geste du bras dont la similarité avec le salut nazi interroge. Pourquoi ? Parce que c’est un salut nazi, tout simplement.

Depuis ce geste, largement commenté dans la presse du monde entier – puisque jusqu’ici, en ce premier quart du XXIe siècle, le salut nazi avait encore une symbolique qui ne laissait aucun doute -, nombre d’éditorialistes, opinionistes et personnalités de tous bords glosent sur le fait de savoir s’il s’agissait ou non d’un salut nazi. C’est visiblement plus facile de distinguer une quenelle, même sur un mannequin dans une vitrine, qu’un geste néofasciste produit au grand air par un milliardaire.

Circonvolutions et astuces mentales

Du point de vue linguistique, on assiste à un véritable festival de tournures modalisatrices : « geste qui fait polémique« , voire « geste ultrapolémique« , guillemets et « bras tendu » ou « geste maladroit » et même « geste énigmatique« … toutes les circonvolutions éditoriales sont bonnes pour ne pas qualifier ce que l’on voit sur les images.

C’est bien facile de trouver des astuces mentales commodes pour ne pas regarder le pire en face.

On fait même parler les autres, pour ne pas à le dire soi-même, en évoquant « certains » qui « qualifieraient » ce salut de « nazi », avec force guillemets, précautions oratoires, conditionnel et autres douceurs langagières. Avec de telles tournures, on comprend mieux comment une partie importante de l’Europe a pu s’accommoder sans trop de mal du véritable nazisme : c’est donc bien facile de trouver des astuces mentales commodes pour ne pas regarder le pire en face.

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Revenons quand même sur ce salut, à la fois signe et symbole. Signe, parce qu’il constitue un geste de salutation ; symbole, parce qu’il symbolise un régime, une période de l’histoire, une guerre mondiale et, au passage, un innommable génocide. Et il ne faut pas s’y tromper : les activistes d’extrême-droite, depuis le geste d’Elon Musk, sont eux-mêmes euphoriques et s’enthousiasment d’avoir enfin vu un salut nazi porté par l’une de leurs idoles. Si les activistes néofascistes sont eux-mêmes persuadés de voir un salut nazi, alors qu’il s’agit de leur corpus sémiotique, alors peut-être peut-on les croire, leur emboîter le pas et dire ce qui est, non ?

Même une historienne comme Ruth Ben-Ghiat, qui atteste de l’authenticité de ce salut, n’est plus audible.

Hélas, cela ne suffit pas. Dans l’enfer qui est désormais le nôtre, où la démocratie sombre lentement face aux victoires successives des aficionados du totalitarisme et à la délégitimation de la parole scientifique, même une parole de spécialiste n’a plus de valeur. Dans ce grand marasme de délitement généralisé de la parole, et de l’opinion comme seule valeur, même une historienne comme Ruth Ben-Ghiat, qui atteste de l’authenticité de ce salut (parce qu’on en est là, hélas), n’est plus audible.

Historian of fascism here. It was a Nazi salute and a very belligerent one too.

Ruth Ben-Ghiat (@ruthbenghiat.bsky.social) 2025-01-20T22:16:32.814Z

Peu importe que sémioticiens, historiens, politologues et autres documentent le symbole, décortiquent le geste et contextualisent le signe : il est toujours permis de douter. Disons que s’il s’agit effectivement d’un salut romain, il est peut-être plus proche de Benito Mussolini que de Jules César, mais passons.

Pas de posture du doute

Et pour cela, il y a une arme redoutable : le doute à propos de l’intention de l’énonciateur, soit la boîte noire du moment, ce qui s’est passé dans sa tête, le contexte d’énonciation. Alors puisqu’il faut du contexte, rappelons tout de même de qui il est question. On parle donc d’Elon Musk, celui qui apporte son soutien à l’AfD en Allemagne (parti qui se réclame ouvertement de l’héritage nazi).

Ou encore de l’Elon Musk, autoproclamé « chief troll officer« , qui pense qu’il existe une hiérarchie intellectuelle entre les races et que la criminalité est directement liée à la couleur de peau. Ou peut-être est-ce l’Elon Musk transphobe, au point de renier son propre enfant. Ou encore l’Elon Musk qui se rebaptise Kekius Maximus, faisant explicitement et sciemment référence à la figure mémétique Pepe The Frog, symbole de l’extrême-droite sur Internet.

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Avec autant d’éléments sur la personnalité de l’énonciateur, admettons-le : disons que nous avons là un faisceau d’indices qui ne permet pas franchement d’installer la posture du doute face à ce geste nazi. Et ce qui est effrayant dans cette histoire, ce n’est pas tant le geste en lui-même, malgré tout ce qu’il peut avoir d’angoissant ou de choquant.

Il s’agit ici de dépolitiser le geste, de le laver de sa portée symbolique.

Non, ce qui est bien plus terrible encore, c’est la propension d’un nombre incroyablement élevé de journalistes, d’éditorialistes, de personnes politiques, de commentateurs et d’autres apprentis experts à essayer de ne pas qualifier ce geste. Il s’agit ici de le dépolitiser, de le laver de sa portée symbolique, voire d’attribuer ce dérapage gestuel au syndrome d’Asperger dont souffrirait Musk – une clémence dont Greta Thunberg n’a, hélas, jamais bénéficié. Peut-être parce qu’elle est une femme, écologiste, et pas milliardaire – mais là encore, je ne voudrais pas formuler d’hypothèses trop farfelues.

Quelle sorte de démocratie sommes-nous en train de devenir ?

Si nous ne sommes collectivement plus capables d’accepter la portée symbolique d’un geste et d’en attester la charge sémiotique, et donc le sens qui dépasse le geste individuel pour le rattacher à un sens collectif, ancré dans l’histoire – alors quelle sorte de démocratie sommes-nous en train de devenir ? Quelle sorte de journalisme minimise l’évidence pour jouer l’autruche ? Quelle sorte de politiques s’accommodent du déraisonnable pour leur propre petite boutique électoraliste ?

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Ces élucubrations, qui mêlent lâcheté complice et indigence criminelle, nous font tout oublier – quitte à faire croire le contraire de ce qui est, pour atteindre le point 1984 en plus du point Godwin. Le salut nazi, c’est la maladresse. La discrimination, c’est la liberté d’expression. Le racisme, c’est la tolérance. La guerre, c’est la paix. Ou comme le formule lui-même Elon Musk : c’est fatigant de se faire traiter de Hitler juste parce qu’on fait un salut nazi, quand même. Tout ça parce que le milieu intellectuel et universitaire est gangréné par le wokisme, probablement.

ZOOM : Bibliographie

Allert, Tilmann. The Hitler salute. On the meaning of a gesture. Picador. 2008.

Amadori, Sara. « La ‘quenelle’. Valeurs symboliques et rhétoriques d’une insulte gestuelle ». Mots. Les langages du politique, 110 (1). 2016.

Auten, Trevor & Matta, John. « Retweeting Twitter Hate Speech After Musk Acquisition », Complex Networks and their Applications, XII. 2023.

Bozdağ, Ayşe Aslı. « Semiotics of a Rivalry: Decoding the Musk-Zuckerberg Phenomenon », The Journal of Communication and Media Studies, 8 (2), 2023.

Colin, Mathieu, Lefebvre, Solange & Casoni, Dianne. « Endoctriner et radicaliser sur la Toile. De l’usage des mèmes par l’extrême-droite », Communication, 39 (1). 2022.

Jane, Amanda. « Modes of Effectualizing Stigmatization: Slurs, Nazi Salutes, and Rock Throwing at Lakeshore High School », The Sociological Quarterly, 66 (1), 2025.

Kingson, Ashton. The World White Web. Uncovering the Hidden Meanings of Online Far-Right Propaganda. Springer. 2024.

Massanari, Adrienne L. Gaming Democracy. How Silicon Valley Leveled Up The Far-Right. MIT Press. 2024.

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