« Pour un artiste palestinien, c’est impossible d’ignorer le génocide à Gaza »

Illustrateur et caricaturiste de presse, Mohammad Sabaaneh témoigne de l’oppression du peuple palestinien à travers ses dessins et ses livres comme Je ne partirai pas, qui a reçu le prix du Palestine Book Awards en 2022, et 30 Secondes à Gaza.

Marius Jouanny  • 5 février 2025 abonné·es
« Pour un artiste palestinien, c’est impossible d’ignorer le génocide à Gaza »
Les dessins sont réalisés à l’encre de Chine, indélébile, pour que les vies fauchées représentées dans cet ouvrage ne puissent être oubliées.
© Alifbata – Mohammad Sabaaneh

30 secondes à Gaza / Mohammad Sabaaneh / Alifbata / 112 pages / 20 euros.

Invité pendant le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême par Charente Palestine solidarité et la Maison des peuples et de la paix, qui lui consacre une exposition, Mohammad Sabaaneh n’a pas voyagé sans peine depuis la Cisjordanie, où il habite. « Pour ce séjour de six jours en France, il m’a fallu partir trois jours en avance, afin d’être certain que les checkpoints d’Israël ne me fassent pas rater mon avion à Amman », raconte-t-il. Enseignant l’art à l’université américaine arabe de Jénine, en Cisjordanie, l’artiste dénonce sans relâche les crimes d’Israël à l’encontre des Gazaouis.

À lire aussi : Je ne partirai pas. Mon histoire est celle de la Palestine, Alifbata.

Comment a débuté votre carrière de dessinateur ?

Mohammad Sabaaneh : Lorsque la seconde Intifada éclate, plusieurs de mes amis sont tués ou arrêtés par l’armée israélienne. L’un d’entre eux, toujours sous les verrous aujourd’hui, me suggère de produire des dessins sur l’occupation de la Palestine. En 2001-2002, je m’engage à réaliser les portraits de Palestiniens tués durant les manifestations pour leurs funérailles du lendemain. Les familles m’apportent des photos, et je passe la nuit à dessiner leur fils ou leur frère tout juste décédé.

L’approche cubiste se révèle un bon moyen de représenter les horreurs que vivent les Gazaouis, car la guerre déforme leurs vies.

Un jour, un garçon de 10 ans dont le grand frère venait d’être tué m’a demandé si je dessinerais son portrait lorsqu’il tomberait à son tour. Cela m’a choqué, mais c’est bel et bien ce que j’ai dû faire quelques jours plus tard. En concevant ces portraits à la chaîne, j’ai ressenti l’envie de raconter le vécu de ces personnes qui avaient des rêves, des histoires familiales singulières. Ma vocation de dessinateur politique est née durant cette période. J’ai ensuite débuté ma collaboration avec plusieurs journaux comme Al-Hayat al-Jadida, d’abord comme bénévole avant d’en faire mon métier.

Votre dernier livre, 30 Secondes à Gaza, propose des dizaines de portraits de Gazaouis victimes de l’armée israélienne. Est-ce une manière de préserver ces crimes de l’oubli ?

En effet. Les dessins sont réalisés à l’encre de Chine car elle est indélébile. J’ai la conviction que ces scènes de maisons effondrées, de pleurs sur des corps sans vie dans les couloirs d’hôpitaux et les rues ne doivent pas être oubliées. Pour un artiste palestinien, c’est impossible d’ignorer le génocide à Gaza. Quand j’en ai eu réalisé une soixantaine, mon éditrice française, Simona Gabrieli, m’a proposé d’en faire un livre. Peu de temps après le massacre du 7 octobre 2023, plusieurs journalistes m’ont questionné sur ma position par rapport au Hamas. Mais aucun ne prenait en compte les soixante-dix-sept ans d’occupation coloniale par Israël, ou les plus de 10 000 prisonniers palestiniens. Alors que ce massacre est bien le résultat de décennies de colonisation et de déshumanisation du peuple palestinien trop souvent passées sous silence.

Quand les frappes sur Gaza ont commencé, qu’avez-vous ressenti ?

Au moment du 7-Octobre, je voyageais en Europe pour la promotion de mon livre. Mes éditeurs français et italiens m’ont proposé de rester avec eux. Mais le titre de ma bande dessinée précédente est justement Je ne partirai pas. Bien qu’ils soient devenus mes amis, j’ai refusé. Le retour a été difficile : l’armée israélienne nous a arrêtés sur la route, avec mon frère, pour nous tabasser. Je me suis alors demandé quel était mon rôle en tant que dessinateur politique face au génocide commis à Gaza.

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En voyant passer des dizaines de vidéos publiées sur les réseaux sociaux par les Gazaouis, j’ai voulu les documenter par le dessin. Ce sont des images insoutenables d’enfants tués par les balles ou les bombardements israéliens, trop affreuses pour les regarder sur son smartphone. Plutôt que de les restituer avec un style réaliste, j’ai utilisé des symboles et des métaphores.

On perçoit dans ces dessins une influence du cubisme. Est-ce intentionnel ?

Oui. Lors d’un passage en Espagne, j’ai pu admirer des tableaux de Picasso qui m’ont beaucoup influencé. L’approche cubiste se révèle un bon moyen de représenter les horreurs que vivent les Gazaouis, car la guerre déforme leurs vies. En Palestine, les dessinateurs de presse comme moi n’ont pas le loisir de questionner leur démarche artistique car ils produisent dans une situation d’urgence politique. J’ai pu prendre du recul en partant étudier le dessin en Angleterre, avant de publier mes premiers livres. Lors d’un voyage en France, en 2015, j’ai rencontré plusieurs dessinateurs européens, et découvert ainsi la bande dessinée occidentale, inaccessible en Palestine. Ils m’ont également montré des techniques de dessin traditionnelles sans recours au numérique, comme l’aquarelle.

Dans Je ne partirai pas, qui raconte votre séjour en prison en 2014, mêlé aux parcours de vie de plusieurs Palestiniens, vous utilisez la linogravure. Pourquoi ?

Dans les geôles israéliennes, les prisonniers politiques palestiniens ont l’habitude de graver leur nom sur le mur de leur cellule. Je n’ai pas eu l’occasion de le faire. J’ai seulement pu dessiner avec des feuilles et un crayon subtilisés durant les séances d’interrogatoire. Quand j’ai été libéré, j’ai donc voulu graver différentes histoires de Palestiniens dans la tradition des romans en gravures comme ceux de Lynd Ward, dans les années 1930.

J’ai été emprisonné dans les prisons israéliennes pendant cinq mois dans des conditions inhumaines.

J’ai été emprisonné dans les prisons israéliennes pendant cinq mois dans des conditions inhumaines. La cellule d’isolement dans laquelle j’ai passé cinquante jours était minuscule, sans fenêtre. Mon frère a aussi fait plusieurs séjours en prison, l’empêchant d’assister à la naissance de sa fille. Lors de sa dernière incarcération, il a perdu ses lunettes et a dû vivre sans jusqu’à sa libération près d’un an plus tard.

Quels sont vos espoirs pour Gaza depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu le 19 janvier ?

Nous espérons tous que ce cessez-le-feu permette la fin de cette guerre. Les Gazaouis peuvent survivre et résister aux atrocités commises par Israël. Pour garder espoir, j’ai dessiné dans 30 Secondes à Gaza des histoires comme celle de cette femme qui coud des couvertures pour des enfants avec d’anciens vêtements. Les médias partout dans le monde décrivent les Gazaouis comme les héros d’une fiction. Mais ce sont avant tout des êtres humains qui souffrent.

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Deux jours après le cessez-le-feu, Israël a lancé l’opération « mur d’acier » à Jénine, où vous enseignez. Que se passe-t-il exactement ?

La ville est encerclée. Des maisons ont été attaquées à Qabatiya, le village où j’habite. Les soldats ont pénétré de force dans chaque habitation à la recherche de membres de la résistance palestinienne. D’autres cibles, comme le principal hôpital de Jénine, investi par l’armée israélienne, sont injustifiables. Et pourquoi détruisent-ils les routes ? Ils veulent que les Palestiniens fuient leurs villes devenues des prisons à ciel ouvert. Israël ne croit pas à la solution à deux États.

Sitôt arrivé au pouvoir, Trump a signé un décret pour lever les sanctions financières envers les colons israéliens en Cisjordanie. Doit-on craindre que la colonisation continue de s’étendre ?

Dans les colonies près de Ramallah et ailleurs, il y a des routes, des transports publics, des écoles et des hôpitaux entièrement réservés aux Israéliens. Les colons peuvent attaquer les villages palestiniens sans aucune conséquence pour eux. Nous sommes des étrangers sur nos propres terres. En 1948, 760 000 Palestiniens ont été expulsés de chez eux avec la collaboration des autorités britanniques. Aujourd’hui, la même chose se reproduit avec l’aide des États-Unis.

Chacun des dessins que je publie peut me faire retourner en prison.

Votre profil Facebook a été supprimé. Pourquoi ?

Tout simplement parce que je publie du contenu sur la Palestine. Mon compte TikTok a lui aussi été supprimé. Les réseaux sociaux n’acceptent pas qu’on parle de l’occupation en Palestine. En Europe, vous avez la liberté d’exprimer votre opinion sur votre président ou le temps qu’il fera demain. Mais moi, en tant qu’artiste palestinien, je n’ai pas le droit de dessiner l’armée israélienne ou de parler de la colonisation. Il n’y a pas de liberté d’expression là où je vis. Chacun des dessins que je publie peut me faire retourner en prison.

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Littérature
Temps de lecture : 8 minutes