« Je continue d’aimer la mer même si elle est remplie de cadavres »

Nemo est chef mécanicien à bord d’un navire d’assistance. Il raconte ses missions à bord.

• 5 février 2025
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« Je continue d’aimer la mer même si elle est remplie de cadavres »
Le Sea Punk 1, au second plan, ancien chalutier transformé en bateau d’assistance aux personnes exilées en Méditerranée.
© Gerson Reschke / Sea Punks

Depuis 2014, au moins 65 000 personnes sont mortes ou portées disparues sur les routes migratoires. En Méditerranée, des ONG tentent de leur porter assistance. Nemo est chef mécanicien à bord d’un navire d’assistance, le Sea Punk 1, de l’organisation allemande Sea Punks. Il raconte ses missions à bord et sa rencontre marquante avec Amat.


J’ai 43 ans. Je suis marin de marine marchande. J’aime la mer. Quand je suis sur l’eau, je me sens loin d’un monde qui ne me plaît pas toujours. Depuis novembre, je suis chef mécanicien sur le Sea Punk 1, un ancien chalutier transformé en bateau d’assistance aux personnes exilées en Méditerranée. Sur le bateau, on ne dort pas beaucoup. On enchaîne les roulements, 12 à 14 heures par jour. Si on dort cinq heures d’affilée, on est contents.

Je me souviens de mon premier sauvetage en novembre 2024. Dans mon carnet, j’ai écrit : « Moteur HS. 50 jeunes hommes. Certains à cheval sur les boudins de l’embarcation. D’autres au fond. Tous assis. Les passeurs rentabilisent. Pas la place de s’allonger. Deux jours et deux nuits sur un zodiac de 10 mètres depuis Tripoli. Sans dormir ni manger. »

On calme les gens, on distribue des gilets de sauvetage, des pilules anti-vomitives.

Quand on repère une situation alarmante, signalée par Frontex ou Alarm Phone, ou observée aux jumelles, notre mission est de stabiliser la situation. On calme les gens, on distribue des gilets de sauvetage, des pilules anti-vomitives, des barres protéinées. Et on contacte les autorités. En général, les autorités maltaises ne répondent pas. On contacte le centre de coordination italien à Rome, qui est l’autorité de sauvetage de la zone voisine, puis de nouveau Malte. Italie, Malte, Italie, Malte, Italie. Ça fait un ping-pong. Malte nous donne une adresse mail qui ne fonctionne pas. Ça peut durer trois ou quatre heures.

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En SAR-Zone (search and rescue zone), hormis les garde-côtes ou les forces étatiques, aucun bateau ne fait de sauvetage. On fait de l’assistance et de la stabilisation. Tant que le bateau flotte et que notre équipe, présente sur un Zodiac de soutien à côté, considère que ses occupants ne sont pas en danger de mort, on leur demande de patienter sur leur embarcation de fortune. Sur notre Zodiac, il y a un·e pilote, un·e interprète, un·e médecin et un·e opérateur·rice radio.

Puis les autorités nous autorisent à embarquer les voyageurs. Ensuite, on attend que Rome nous indique un port de débarquement sûr. Parfois, nous devons naviguer plusieurs jours pour l’atteindre. Leur objectif est de nous empêcher de poursuivre notre mission de sauvetage. Juste avant que nos invités débarquent, l’équipage applaudit. Puis on se prend dans les bras et on s’adresse des encouragements : eux pour notre retour en mer, et nous pour la suite de leur voyage.

Sauvetage effectué par le Sea Punk 1. (Photo : Gerson Reschke, septembre 2023.)

J’aime la mer et je continue de l’aimer, même si elle est remplie de cadavres. La semaine dernière, on a sauvé 18 personnes de la noyade, trois personnes avaient disparu. Un bébé est mort à bord, la prise en charge médicale n’a pas suffi. Je pense qu’il y a une indifférence liée à l’éloignement. Mais les gens qui sont confrontés à ces situations-là ne sont pas indifférents.

Notre port d’attache en Sicile est à Augusta. La population est accueillante. Les gens aident comme ils peuvent. Comme ce monsieur qui fait du savon et nous en a apporté deux kilos. Je distingue la population et les autorités. J’en veux aux politiques qui nous divisent et au système médiatique qui cultive l’indifférence. Bien sûr, je peux vous dire que c’est dur, les décès et les personnes à la mer, mais je veux aussi parler du reste.

Le bateau est rempli de cette humanité.

Je veux vous parler d’un homme, Amat. On était assis tous les deux sur le pont arrière du Sea Punk 1, en train d’entrer dans la baie de Lampedusa. Pendant une heure, on a discuté comme des copains, dans notre anglais pas très bon, un verre de thé à la main. Pour lui comme pour moi, c’était un moment de respiration au soleil.

Le bateau est rempli de cette humanité. Il m’a dit que, quand il arriverait en Italie, il essayerait de trouver un travail et d’envoyer de l’argent à sa famille. Il m’a dit qu’il ne m’oublierait jamais, je lui ai répondu que moi non plus. Une heure après, il débarquait sur le quai avec des chaussettes couleur arc-en-ciel – une donation qu’on avait eue – et sa couverture de survie sur les épaules flottant dans le vent.

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Lors du dernier sauvetage, deux enfants sont partis dans un sac mortuaire avec les garde-côtes italiens. Sans leurs baskets. Ils n’en auront plus besoin. J’aimerais que ceux qui ont fait de leur sport international la destruction de ce paradis au milieu d’un univers froid partent. Loin. Qu’ils disparaissent. J’aimerais leur renvoyer ces chaussures vides qui restent sur le pont. Sans les enfants qui devraient les faire courir.

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