Dans la littérature jeunesse, la révolution des représentations

Longtemps considérés comme une sous-littérature, les albums jeunesse relayaient un monde sans aspérités, où évoluaient en toute quiétude des familles lisses et stéréotypées. La révolution sociale et féministe qui se joue actuellement offre à cette littérature un souffle nouveau, qui ouvre grand l’imaginaire des enfants.

Elsa Gambin  • 26 février 2025 abonné·es
Dans la littérature jeunesse, la révolution des représentations
L'ouvrage "Ma maman est bizarre", de Camille Victorine, illustré par Anna Wanda Gogusey.
© Anna Wanda Gogusey

« Ma maman dit que tout le monde est différent et qu’on peut faire ce qu’on veut, s’habiller comme on veut, être amoureux de qui on veut. » Dans Ma maman est bizarre, aux éditions La ville brûle, une enfant grandit aux côtés d’une mère solo attentive, tatouée et un brin anarchiste, dont la famille choisie est une bande d’ami·es qui font la fête dans des parcs et écument les manifestations féministes. Quant au jeune Léo, dans Léo là-haut, ce qu’il aime à l’école, c’est la récré, où il joue souvent « avec les arbres, les ombres et le souffle du vent ». En filigrane se dessinent les troubles du spectre autistique, sans que cela ne soit nommé. Léo est juste qui il est.

Ma maman est bizarre / Camille Victorine, illustrations d’Anna Wanda Gogusey / éditions La ville brûle, coll. « Jamais trop tôt », 44 pages, 15 euros.

Léo là-haut / Melody Kedadouche, illustrations d’Adam Rosier / éd. On ne compte pas pour du beurre, 36 pages, 14 euros.

Le garçon au fond de la classe / Onjali Q. Raúf, traduit de l’anglais par Marie Leymarie / éditions Gallimard Jeunesse, 320 pages, 15,90 euros.

Lady Papa / Émilie Chazerand, illustration de Diglee / éditions La ville brûle, 52 pages, 16 euros.

Caroline Fournier, cofondatrice (toujours bénévole) de la maison d’édition On ne compte pas pour du beurre, s’est elle-même retrouvée confrontée à un manque criant de représentations lorsque sa fille était petite. « On voulait juste une histoire à hauteur de notre fille, avec deux mamans. Or, les très rares fois où un livre évoquait cela, il y avait toujours un relent de justification un peu problématique. On ne pouvait pas ne rien faire. »

Un premier album est donc édité. Quatre ans plus tard, une vingtaine de titres sont sortis, avec le soutien de la région Grand Est, et l’intérêt des lecteur·ices est manifeste. « On constate que ça résonne chez beaucoup de gens. Alors on continue avec enthousiasme. La question des droits des enfants est au cœur de notre maison d’édition. »

Un père drag-queen qui chante Madonna, la petite Simone qui nous parle de son amoureuse Makéda, Papi qui est maintenant Papita, ce jeune Garçon au fond de la classe, Ahmet, au parcours migratoire… La littérature jeunesse ferait-elle aussi sa révolution ? Pour la philosophe Edwige Chirouter, autrice du livre À quoi pense la littérature de jeunesse ? (éditions L’École des lettres), il semblerait que cette dernière prenne enfin en compte le fait que les enfants vivent dans le même monde que nous, après avoir voulu les protéger au maximum des grandes questions philosophiques universelles.

« Les albums jeunesse sont un miroir de la représentation pour l’enfant. Or, pendant longtemps, on ne l’a pas reconnu comme une personne, on évoquait l’innocence, la pureté, et les ouvrages étaient un peu ‘gnangnan », les Martine, Tchoupi ou Petit Ours brun… La mort, le mal, la violence n’existaient pas. » Une littérature bien inoffensive, édulcorée et doucereuse.

À partir du XXe siècle, l’enfant est enfin reconnu comme sujet de droit, une personne à part entière, avec ses questionnements propres. « Cette forme de politisation de l’enfance, la littérature va aussi y participer. Pour les auteur·ices, il s’agit de les éveiller au monde tout en prenant en compte leur condition enfantine. L’accès à des œuvres qui font réfléchir est indispensable pour aider à grandir. Nous avons une responsabilité, la littérature doit donner de l’espoir. Leur expliquer que le monde est problématique, oui, mais que nous allons y arriver. »

L’accès à des œuvres qui font réfléchir est indispensable pour aider à grandir.

E. Chirouter

Chez On ne compte pas pour du beurre sont ainsi abordés tous les sujets sociétaux, évidemment à hauteur d’enfant. Le choix étant de solliciter au maximum des auteurs et autrices concernées, qui savent d’où elles parlent et comment raconter cette histoire. Car la question des représentations, elle, a émergé un peu plus tard, à partir des années 1970, explique Sarah Ghelam, doctorante en sociologie et directrice de la collection d’essais sur les représentations en littérature jeunesse « J’aimerais t’y voir ».

Des représentations qui contribuaient notamment à maintenir et renforcer les inégalités entre hommes et femmes. « Ces questionnements sont apparus dans les milieux féministes, d’abord par le biais de rencontres informelles puis de fanzines, et ensuite via le travail de la militante italienne, autrice, bibliothécaire et éditrice Adela Turin. » 

Espace d’intégration sociale

Cette dernière crée l’association Du côté des filles en 1994, année de la première véritable étude quantitative sur les représentations genrées en littérature jeunesse, intitulée Quels modèles pour les filles ? Une recherche sur les albums illustrés. Car, comme le rappelle Sarah Ghelam, la littérature jeunesse est un espace d’intégration sociale au même titre que l’école ou la maison. À travers les livres, l’enfant vient se forger sa vision du monde. « Encore aujourd’hui, la plupart des personnages non-blancs ou LGBTQIA+ ne servent qu’à une leçon d’altérité pour le personnage principal blanc. Pour la majorité des éditeur·ices, leur lectorat cible est un enfant blanc d’une famille hétéropatriarcale. »

Dans nos histoires, tout est drôle, mignon, abordable. Or cette banalisation est ce qui fait peur à la droite et à l’extrême droite.

C. Fournier

Pour Caroline Fournier, banaliser toutes les représentations est l’enjeu d’On ne compte pas pour du beurre. « L’urgence est que ces représentations ne soient plus le sujet. Dans nos histoires, tout est drôle, mignon, abordable. Or cette banalisation est ce qui fait peur à la droite et à l’extrême droite. » Comme en témoigne un article du Figaro, visiblement très inquiet par ces coqs « qui deviennent des poules », qui a valu à la petite maison d’édition une volée d’insultes en commentaires, mais également un fort soutien, en particulier de créateur·ices de contenus et de la communauté trans, enfin représentée elle aussi.

Pour l’éditrice, si cette littérature reste une niche, elle trouve néanmoins un public de parents demandeurs, un soutien de la part de nombreuses librairies et en bonus un public auquel elle ne s’attendait pas, « très queer et très jeune, la vingtaine, friand de cette littérature jeunesse ». La demande du lectorat, Marianne Zuzula, des éditions La ville brûle, la connaît parfaitement. Engagée, la maison d’édition, forte d’une expérience de dix années en littérature jeunesse, vient répondre aux préoccupations des enfants (et de leurs parents) à travers essais et albums.


Ma maman est bizarre, de Camille Victorine, illustrations d’Anna Wanda Gogusey.

Des ressources qui permettent de créer un espace de discussion pour exprimer points de vue, émotions et interrogations. « Par exemple, les enfants voient passer des extraits de l’émission Drag Race. Un livre mignon comme Lady Papa peut tout à fait servir de support à l’échange. Les enfants vivent dans la même société que nous, voient les mêmes choses que nous. » L’éditrice constate que de grosses maisons d’édition se sont elles aussi mises à publier des ouvrages plus inclusifs, avec peut-être « plus ou moins de sincérité ». « Mais peu importe car leurs livres vont être vendus en espace culturel ou grandes surfaces et toucher tout le monde, alors tant mieux. »

Des gestes éditoriaux, voire commerciaux, de plus en plus répandus chez les mastodontes du milieu. Mais comme le note Sarah Ghelam, cette démarche reste éloignée d’une véritable volonté militante. Pour la chercheuse, si le foisonnement est positif, les écrits puissants, notamment en ce qui concerne l’agentivité des petites filles, demeurent rarissimes. « Les histoires racontées font souvent état de victoires individuelles et éphémères, comme un petit garçon qui finit par avoir une poupée. Mais où sont les filles qui vont repenser le monde, leur condition, la société ? Où sont les albums où les petites filles vont réellement impacter leur environnement ? »

Le moteur pour nous, c’est le changement dans le monde réel.

M. Zuzula

Entre le secteur traditionnel de l’édition et ses maisons bien installées et les petites structures à la marge, la différence se joue effectivement dans la volonté de changement. « Les personnes qui ne sont pas issues du monde de l’édition font du choix de publier un acte militant, constate la chercheuse. Il y a derrière un souhait d’action collective pour répondre à un besoin politique. » Caroline Fournier ne s’en cache d’ailleurs pas. Il y a urgence à publier sur tous ces sujets, pour que chaque enfant se sente représenté, et donc inclus dans la société, qui est aussi sienne.

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« L’éducation des enfants est un grand pouvoir des adultes, analyse Edwige Chirouter. Un pouvoir immense qui véhicule valeurs et idées politiques. Chaque ‘camp’ cherche à avoir ce pouvoir. » Celle qui apprend très tôt aux enfants à philosopher se félicite aujourd’hui que les questions sociétales ne soient plus taboues en littérature jeunesse, tout comme les questions existentielles. « ‘Qui suis-je’ est une grande question philosophique, à tout âge. Bien sûr que les questions d’identité sont complexes. Mais il faut dédramatiser la complexité et faire confiance aux enfants ! », insiste la philosophe, qui observe que les questions politiques, de lutte des classes et de mouvements sociaux restent cependant un angle mort.

« Le moteur pour nous, c’est le changement dans le monde réel, indique Marianne Zuzula. Il faut qu’il y ait de vrais modèles autour des enfants. Je pense que je crois plus à la vraie vie qu’au pouvoir des albums. » En attendant, cette nouvelle littérature jeunesse est un atout précieux dans la construction des enfants, un univers prolifique qui, en abordant tous les sujets de manière poétique, sensible et éveillée, laisse enfin sa juste place à l’intelligence de l’enfant.


Les parutions de la semaine

La République invisible. Bob Dylan et l’Amérique clandestine, Greil Marcus, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Lasquin et Lise Dufaux, éd. Les Belles lettres, coll. « Le goût de l’Histoire », 368 pages, 17 euros.

Après son prix Nobel de littérature en 2016 (qui a fait grincer certains « puristes » de la littérature), Bob Dylan fait l’objet d’un biopic, motivant sans doute la réédition – bienvenue – de ce bel essai, se concentrant sur l’abandon (partiel) par Dylan de sa veine folk vers un rock – électrifié – que nombre de ses fans liront comme une trahison. Politiste, devenu journaliste à Rolling Stone, Greil Marcus se concentre ici sur « la violence et la réaction démesurée » d’une partie de son public vis-à-vis de cette évolution musicale, à un moment charnière de l’histoire états-unienne, 1967. Reflet selon l’auteur de la grande fragilité d’un pays en guerre (au Vietnam), mais aussi en proie aux émeutes raciales et à la contestation des hippies du Summer of Love.

Quand nos désirs font désordre. Une histoire du mouvement homosexuel en France, 1974-1986, Mathias Quéré, éd. Lux, 224 pages, 18 euros.

L’histoire des revendications LGBTQ+ est aujourd’hui bien documentée. Après une invisibilité – au « placard » – durant des siècles. Sa répression également, notamment par l’ouvrage, majeur, d’Antoine Idier (Les Alinéas au placard. L’abrogation du délit d’homosexualité, 1977-1982, éd. Cartouche, 2013) (1) ou celui, précurseur, de la figure historique et anarchiste du mouvement, Daniel Guérin (La Répression de l’homosexualité en France, éd. La Nef, Lausanne, 1958).

1

cf. Politis n° 1237.

Mais cette histoire s’est, depuis, souvent (con)fondue avec celle de l’épidémie de sida, puisque la communauté gay, du fait de son nombre restreint de membres, fut la première contaminée massivement par le virus – que la presse appela même au début « le cancer gay ». Or, le présent ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, a voulu, non seulement « raconter une histoire », au contraire de l’exercice universitaire, mais surtout se concentrer sur la décennie qui a précédé l’épidémie, moment de revendications le plus vif – et multiple – de ce qui fut bien un « mouvement » politique et social.

Il retrace ainsi ses mobilisations, avec ses différentes organisations constituées, année après année, depuis le (sage) Arcadie dès les années 1950 jusqu’au Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH), en passant par le mythique Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar) post-Mai 68, puis les multiples Groupe de libération homosexuelle (GLH), qui ont essaimé dans la plupart des grandes villes de France durant les années 1970. Un bel ouvrage, très complet, quand ces « désirs » faisaient « désordre » – et continuent de le faire, car toujours sous les attaques des fachos et réacs en tous genres. La vigilance doit rester vive.

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