La voie professionnelle, grande oubliée de l’école inclusive

Alors qu’il compte le plus d’élèves en situation de handicap, le lycée pro pâtit d’un manque de politiques spécifiques. Orientation subie des élèves, encadrement insuffisant, déficit de formation pour les enseignants, problèmes de sécurité… La situation est préoccupante.

Malika Butzbach  • 19 février 2025 abonné·es
La voie professionnelle, grande oubliée de l’école inclusive
Sur machine, les enjeux de sécurité sont particulièrement prégnants pour les élèves porteurs d’un handicap.
© Jean-Francois FORT / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

« Le lycée professionnel, c’est l’angle mort de l’inclusion scolaire, regrette Axel Benoist, secrétaire général du Snuep-FSU. Pourtant, les chiffres nous le montrent, il y a un enjeu réel. » La filière professionnelle compte 4,9 % d’élèves en situation de handicap (ESH), plus qu’en école primaire (3,2 %) et qu’en collège (4,4 %). Mais c’est l’écart avec le lycée général et technologique qui interpelle : il ne compte que 0,9 % d’ESH, selon un rapport de la Cour des comptes publié en septembre 2024.

« La voie professionnelle accueille 5 fois plus d’élèves en situation de handicap ou avec des besoins particuliers que la voie générale. Cela en dit beaucoup sur la vision qu’a notre système scolaire du handicap », analyse Céline, enseignante en lycée professionnel dans le Nord.

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L’enseignement professionnel apparaît comme la voie d’orientation privilégiée pour ces élèves, mais ressemble en réalité à une orientation subie. « La plupart des élèves que l’on a devant nous ne voulaient pas être là, témoigne Pascal Vivier, secrétaire général du Snetaa-FO. Mais c’est encore plus fort pour les élèves qui ont un handicap. Leurs envies et leur projet professionnel sont très peu pris en compte. » Selon les analyses de la Cour des comptes, certaines filières seraient plus adaptées à ces élèves, comme l’horticulture pour les jeunes ayant un trouble autistique.

« Les enseignants du collège nous avaient expliqué que c’était mieux pour notre fils, témoigne Ana, qui habite dans l’ouest de la France. Pour lui qui refuse d’être enfermé plusieurs heures et se sent oppressé par les gens, cette filière paraissait la meilleure, mais il est vrai qu’on ne lui a pas tellement demandé son avis. C’est déjà dur de se projeter dans un projet professionnel à 14 ans, mais ça l’est plus encore quand on a des troubles handicapants. »

On fabrique de l’échec.

Lucas

Dans d’autres situations, l’orientation se fait sans que soit pris en compte le handicap du futur lycéen. Lucas, enseignant en conduite routière en Île-de-France, voit défiler des élèves avec des problèmes de vue, des membres supérieurs amputés ou des retards cognitifs. « Pour les cours de conduite, ils auraient besoin de 120 heures d’enseignement, mais le cadre n’en prévoit que 40. »

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L’enseignant évoque aussi l’impossibilité, pour certains élèves, d’obtenir le permis poids lourd, pourtant nécessaire à l’obtention du diplôme. « On fabrique de l’échec », assène-t-il. Avec ses collègues, ils ont rencontré les référents des collèges de secteur pour les prévenir. « Ils étaient d’accord avec nous, mais on continue à nous envoyer des jeunes à qui cette formation ne correspond pas, plus dans une logique de les affecter quelque part que dans une réelle réflexion sur leur orientation et leur insertion professionnelle. »

Un accompagnement défaillant

À cette orientation subie s’ajoute le manque d’accompagnement spécifique dans la voie professionnelle. « Un peu comme partout ailleurs », regrette Laurent Hisquin, qui suit les questions d’inclusion scolaire au Snetaa-FO, en évoquant le déficit d’accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH). Mais la question est encore plus présente pour les apprentis qui ont droit à une aide humaine, différente de l’AESH, en centre de formation ou en entreprise. « Dans les faits, la disparition de l’AESH ne semble pas toujours compensée par une autre aide humaine. Certains jeunes se retrouvent donc du jour au lendemain sans accompagnement et se déclarent démunis », observe la Cour des comptes.

Sans Ulis, il n’y a que rarement des adaptations en faveur de l’élève

Céline

Pour Céline, c’est surtout le manque d’unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis) en lycée professionnel qui fait défaut. Ces dispositifs d’appui à la scolarisation et à la formation professionnelle permettent aux élèves de bénéficier d’un accompagnement spécifique et d’une durée de formation aménagée. En tant que coordinatrice d’Ulis, Céline s’assure des adaptations des cours pour chaque élève qu’elle suit. « Moins de la moitié des lycées professionnels ont une Ulis, déplore l’enseignante. Or, sans Ulis, il n’y a que rarement des adaptations en faveur de l’élève. »

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Pascal Vivier constate aussi une mauvaise gestion des places dans les dispositifs destinés aux élèves en situation de handicap. « On ferme des places dans les établissements spécialisés au nom de l’école inclusive, et des élèves ayant des handicaps parfois trop lourds pour l’école sont orientés en Ulis. Ceux qui pouvaient se contenter de ce dispositif pour réussir leur scolarité n’ont désormais plus de place et se retrouvent en classe ordinaire, parfois sans accompagnement humain, faute d’AESH. Aucun n’est à la place qui lui convient et tout le monde en souffre. »

Des difficultés accrues en stage et en atelier

D’autant que l’accompagnement et l’aide humaine ont une réelle importance compte tenu des spécificités de la voie professionnelle. C’est le cas notamment des enseignements en ateliers, où les enjeux de sécurité sont importants. Pierre, enseignant en Île-de-France, évoque une vigilance intensive durant ces cours où les élèves manipulent des scies et d’autres outils tranchants. « Alors qu’on a deux ateliers, je dois regrouper les élèves dans un seul, et les faire manipuler un à un pour leur sécurité. Cela prend bien plus de temps. »

Sur son groupe de 12 élèves, 6 sont en situation de handicap et bénéficient d’un projet personnalisé de scolarisation. Mais il n’y a qu’une seule AESH pour eux, à hauteur de quatre heures par semaine et pas en atelier. « Souvent, les AESH ne peuvent suivre les élèves en atelier, par manque de place ou d’équipement de sécurité », déplore Axel Benoist.

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Autres spécificités de la voie professionnelle, les stages, aussi appelés périodes de formation en milieu professionnel (PFMP). Celles-ci sont obligatoires pour l’obtention du diplôme (12 à 14 semaines pour le CAP, 18 à 22 pour le bac professionnel). Pour les familles, cela pose des questions « et notamment celle de prévenir ou pas l’entreprise, au risque de s’exposer à une discrimination », explique Ana. Dans certaines situations, ces entreprises n’ont simplement pas les moyens d’accueillir les élèves dans de bonnes conditions, souligne Laurent Hisquin, du Snetaa-FO.

Les AESH ne peuvent pas accompagner les élèves en entreprise. Ceux-ci se retrouvent sans l’aide à laquelle ils ont pourtant droit.

P. Vivier

« D’autant que les AESH ne peuvent pas accompagner les élèves en entreprise. Ceux-ci se retrouvent donc sans l’aide à laquelle ils ont pourtant le droit en formation. » Face à ces difficultés et aux refus, il n’est pas rare que les équipes pédagogiques « bidouillent », admet Pascal Vivier. « Lorsque je visite des établissements durant les périodes de PFMP, il n’est pas rare que j’aperçoive dans la loge du gardien des élèves qui passent leur journée à attendre, faute d’être en entreprise. C’est un crève-cœur. »

Des profs démunis

Alors que la charge de l’inclusion repose sur leurs épaules, les enseignants de voie professionnelle sont peu, voire pas du tout formés à ces questions. Par manque d’effectifs et de possibilités de remplacement, ceux qui demandent à pouvoir suivre la formation du Cappei (1), spécifique sur l’inclusion des élèves, n’obtiennent pas toujours une réponse positive. « Quand on voit à quel point les enseignants sont confrontés au handicap, c’est un comble. Une formation devrait être obligatoire lorsque l’on passe le concours », s’indigne Céline.

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Le certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive (Cappei) est, depuis 2017, commun aux enseignants des premier et second degrés.

Et même lorsqu’ils suivent cette formation, celle-ci ne répond pas toujours à leurs besoins. Après sept ans avec des élèves en situation de handicap, Pierre en a fait la demande et a pu suivre les 300 heures de formation. « Nous étions 4 ou 5 de lycée professionnel, mais la formation était tournée vers le premier degré, un peu le collège, mais pas du tout le lycée ! Bien que très compétents, les intervenants ne pouvaient répondre à nos questions spécifiques », regrette le professeur, qui a décidé d’abandonner.

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Alors que les effectifs augmentent et que le manque de moyens persiste, des discours de rejet apparaissent dans la bouche des enseignants. « Je constate qu’il y a de plus en plus de refus de l’inclusion, et donc d’accueillir ces élèves », s’inquiète Pascal Vivier. Difficile pour lui d’en vouloir aux enseignants démunis, mais « cela ne doit pas se retourner contre les élèves. Ils n’y sont pour rien. C’est d’ailleurs ce qui est le plus cruel ».

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