En centre de rétention, des conditions « pires que la prison »

Fin janvier, la sénatrice Anne Souyris a visité le CRA de Vincennes, où les retenus ont témoigné de traitements indignes. Quinze jours avant la visite, un homme à l’isolement avait tenté de se suicider. Les policiers et l’infirmier, présents lors de la visite, ont affirmé « ne pas avoir eu connaissance » de tels actes depuis un suicide en novembre dernier.

Pauline Migevant  • 17 février 2025 abonné·es
En centre de rétention, des conditions « pires que la prison »
© Pauline Migevant

Le samedi 25 janvier, la sénatrice Anne Souyris (Les Écologistes) s’est rendue au centre de rétention (CRA) de Vincennes, à Paris, dans le cadre de son droit de visite parlementaire. Situé au sud-est du bois de Vincennes, l’ancien fort qui l’abrite, et qui a longtemps servi à l’école de police, est resté dans son jus, avec ses meurtrières visibles de l’extérieur. Des joggeurs passent devant, quelques taxis longent le bâtiment et des caravanes stationnent pour déposer devant l’hippodrome, à une centaine de mètres, des familles venues assister aux courses de chevaux.

Dans ce petit périmètre, aucun panneau n’indique le CRA, mais des publicités pour l’hippodrome annoncent le Grand Prix d’Amérique du lendemain, promettant courses de légende et jockeys d’exception. En face de l’entrée du centre d’enfermement, un petit abri en bois, destiné aux proches des retenus, sur le banc duquel est posé un sac de courses Aldi. Dans le froid, une femme fait les cent pas, attendant d’être appelée pour la visite par les policiers qui gardent le bâtiment.

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Après avoir attendu dehors, la sénatrice est accueillie par le responsable de la police. On passe devant un monument dédié aux policiers tués pendant la Seconde Guerre mondiale, devant les préfabriqués où ont lieu les visites, avant d’arriver devant le bâtiment 2A. Le CRA est composé de trois centres : le bâtiment 1 où sont enfermées 116 personnes, et les 2A et 2B, retenant chacun 58 hommes. Où que l’on regarde depuis la cour propre à chaque bâtiment, même en levant la tête vers le ciel, il y a des grillages surmontés de barbelés.

CRA Vincennes reportage
La cour du CRA. (Toutes photos : Pauline Migevant.)

Avant la zone de vie des personnes retenues se trouve la partie administrative, qui comprend notamment l’infirmerie, les bureaux de l’Assfam (1), de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) et ceux de la société privée Gepsa, qui fournit les repas. Il y a aussi la chambre d’isolement (« de mise à l’écart », comme le dit l’administration) avec un œilleton sur la porte. La sénatrice s’interroge sur le temps d’enfermement dans la pièce.

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Établissement du groupe SOS Solidarités qui exerce une mission spécifique d’aide à l’accès aux droits des retenu·es dans plusieurs centres de rétention en France.

« Maximum une heure », répondent les agents de police. L’infirmerie est juste à côté. « Depuis le suicide survenu fin novembre, y a-t-il eu d’autres tentatives ? » « Pas à notre connaissance », assurent, bras croisés, les deux agents présents. Le 9 janvier, Mehdi a pourtant tenté de mettre fin à ses jours alors qu’il était à l’isolement. L’Algérien de 22 ans a malgré tout été maintenu en rétention par le juge des libertés.

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En fin d’année 2024, les associations intervenant dans les CRA – où ont été enfermées 47 000 personnes en 2023, dont 2 053 au CRA de Vincennes – avaient alerté sur l’augmentation des actes d’automutilation et des tentatives de suicide. Le 25 novembre, Monsieur J. s’est pendu au CRA de Vincennes. Il est décédé à l’hôpital deux jours plus tard. Pendant son incarcération préalable à son placement en CRA, le ressortissant argentin avait fait plusieurs tentatives de suicide.

ZOOM : « On est traités comme des sous-humains »

La pétition écrite par les retenus du bâtiment 2B du CRA de Vincennes et signée par une quarantaine de retenus sur la soixantaine du bâtiment a été transmise au collectif À bas les CRA. Nous avons choisi
de publier leur texte tel qu’ils l’ont rédigé.

« Paris, le 18/01/2025
Nous sommes les sous signer les retenus au centre de rétention administrative de Paris 2B 75012 Paris.
Par cette présente, on se plain des conditions dans laquelle on est retenus. Les couloirs les chambres le refectoire et la salle télé il y a pas de chauffage en se moment on est tous grippers. Aujourd’hui on a distribussion des masques chirurgicale. Et on est soigner avec des Doliprane et des Efferalgan pratiquement tous le monde est malades. Ils disent qu’il y a le chauffage au sol, en réalité il y a pas de chauffage ni au sol ni au mur. Leurs locaux sont très bien chauffer et nous on crève de froid.
Les sanitaires tous le temps sont boucher et les douches sont degolasse a telle poing on ose même pas se doucher. Et si je pouvais faire mes besoins dans la nature je rentrerai pas dans leurs sanitaires. On est traiter comme sous humains parce que je crois meme les betailles ils sont mieux traiter ils nous traiter comme des sous merde et même avant l’habolission de la peine de mort. Les condaners ils sont mieux traiter que nous actuellement. Par cette présente on fait une pétition pour exprimer nos mécontentement, ils sont en train de nous tuer a petit feu. »

Quatre jours après son arrivée au centre, le 22 novembre 2024, alors que le juge venait d’autoriser la prolongation de sa rétention pour 26 jours, il avait à nouveau tenté de mettre fin à ses jours. Ce sont les autres retenus qui l’ont trouvé pendu dans sa chambre. Ils l’ont porté par les jambes pour éviter que son souffle ne se coupe pendant que d’autres ont alerté la police. Mais, le 25 novembre, « il a réussi », nous explique l’un des retenus présents ce jour-là, toujours choqué. « Il a réussi, c’est-à-dire qu’il est mort. »

Des anxiolytiques pour « calmer » les retenus 

Cinq retenus regardent la télé, l’une des seules occupations ici, avec une PlayStation. Des fenêtres sales donnent sur la cour. À l’écran, un présentateur en cravate lance un reportage sur « la libération des otages israéliens ». Partout dans le bâtiment, ça sent le renfermé, auquel s’ajoutent de forts relents d’urine quand on s’approche des toilettes.

Dans les chambres – les « cellules » comme les nomment certains –, des draps ont été accrochés devant les fenêtres, histoire de garder la chaleur et d’obtenir un semblant d’obscurité. La fontaine à eau est oxydée et crasseuse. Les douches sont sales, les robinets rouillés. Le bâtiment 2A est cependant en moins mauvais état que le 1, plus ancien et plus délabré, qui doit être rénové prochainement. Les retenus qui ont été dans les deux disent y avoir vu des rats.

Télévision et Playstation : les seules occupations autorisées. (Toutes photos : Pauline Migevant.)
CRA Vincennes reportage
Une « cellule » de retenus dans le bâtiment 2A. Les draps sur les fenêtres permettent de garder un peu la chaleur et d’obtenir un peu d’obscurité.
CRA Vincennes reportage
Partout, ça sent le renfermé, auquel s’ajoutent de forts relents d’urine quand on s’approche des toilettes. Les douches sont sales, les robinets rouillés.

Dans ces lieux d’enfermement, nous pouvons parler librement aux retenus. L’un d’eux dit avoir été « piégé » : il a été emmené au CRA après avoir été convoqué à la préfecture, où il pensait pouvoir avancer sur ses démarches. Un homme apporte trois barquettes remplies de maigres portions de nourriture, qu’il a gardées d’un précédent repas. Il se plaint de ne pas manger assez. Deux autres expliquent que la viande n’est pas halal et qu’il n’y a pas d’option végétarienne.

L’un d’eux, qui travaille en cuisine dans un restaurant du nord de Paris, est stressé, préoccupé à l’idée de ne pas retrouver son emploi après le temps passé au CRA. Un jeune, très nerveux, explique n’avoir jamais pu voir sa psychiatre à l’hôpital ni prendre son traitement habituel, dont il a besoin pour aller bien. Certains disent avoir la grippe et n’avoir que du Dafalgan quelles que soient leurs douleurs physiques.

Ici, on est comme des chiens, comme des animaux. 

Un Sénégalais, arrêté alors qu’il était en transit en France, explique quant à lui vouloir repartir. Il sort d’une pochette son billet d’avion prévu le lendemain pour son pays. Il ne comprend ni pourquoi il a été arrêté ni la raison pour laquelle la préfecture s’obstine à le « garder ici », alors qu’il veut rentrer chez lui. Un autre explique qu’il a été placé en rétention après avoir été en prison et, depuis, qu’il a des problèmes cardiaques « avec tout le stress ». « Vous comprenez, ici, c’est pire que la prison, c’est un hôpital psychiatrique. » Il ajoute : « Depuis que je suis ici, je survis pour mes enfants, j’en ai sept, et leur mère est décédée. Ils ont été placés en foyer. » Tous ont l’air fatigués. 

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Ici, il n’y a pas de miroir, pas d’intimité. D’un sac fragile en plastique bleu qu’il est allé chercher dans sa cellule, l’un des hommes sort une liasse de documents froissés. « Je suis venu en France pour être protégé. J’étais gendarme en Guinée et on m’a demandé de tirer sur mon peuple. J’ai fait une demande d’asile. J’ai fait des recours et maintenant je suis enfermé, avec ma femme enceinte qui va accoucher. » Ici, c’est lui qui sépare les retenus lorsqu’il y a des bagarres, ce qui arrive souvent car « tout le monde est à cran ». D’autres ajoutent qu’on leur donne des médicaments qui « shootent » : du diazépam, sans ordonnance. « Pour nous calmer. » Dans la bouche des retenus, la phrase revient souvent : « Ici, on est comme des chiens, comme des animaux. »

« On fabrique des gens qui vont mal »

Régulièrement, le haut-parleur crachote des noms de retenus appelés à se présenter pour une visite ou pour être mis dans un avion. Les données 2024 ne sont pas encore disponibles mais, en 2023, près de 40 % des retenus passant par le CRA de Vincennes étaient expulsés. Un retenu explique : « Hier, des policiers m’ont scotché pour me transporter à un rendez-vous. Ils étaient cinq alors que je ne fais même pas 45 kg », dit le jeune homme, effectivement très maigre.

« Déjà, ce n’était pas hier, affirme un policier quand nous lui demandons des explications, en fin de visite. Ensuite, ce n’est pas du scotch, mais des sangles de contention utilisées lorsque l’individu est dangereux pour lui-même et pour les autres. » Les sangles se trouvent dans un placard contenant également les gazeuses, utilisées en cas de « troubles importants ». « C’est très rare », indique l’un des agents, sans pouvoir nous donner de chiffres précis.

Les sangles et les gazeuses. (Photo : Pauline Migevant.)

La visite se termine par l’infirmerie. La soignante présente est arrivée il y a tout juste une semaine. Elle travaillait jusque-là à l’hôpital, auprès des nouveau-nés. Elle n’a pas encore vu les chambres où vivent les retenus, car ce sont eux qui se rendent à l’infirmerie. Elle n’a pas d’obligation de visite mais en a fait la demande, afin de « mieux se rendre compte ». En quelques jours, elle a vu plusieurs retenus avec « des scarifications » et déclare qu’ils sont « presque tous sous ­somnifères ». À côté d’elle, l’infirmier, en poste depuis deux ans, lui coupe la parole pour répondre à la sénatrice. Le ton est ferme. Il est question des problèmes d’addiction des retenus et du sevrage difficile, de la violence entre eux.

Personne ne mérite l’indignité. La plupart n’ont rien fait du tout.

A. Souyris

Lorsque la sénatrice demande si un protocole a été mis en place lorsque les personnes qui ont tenté de se suicider sont replacées en CRA, elle comprend que non. Des rendez-vous psychologiques peuvent être proposés aux retenus, mais seulement s’ils sont « motivés ». Y a-t-il eu des tentatives de suicide depuis novembre dernier ? La réponse de l’infirmier est identique à celle donnée par l’agent de police plus tôt : « Non, pas à ma connaissance. »

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Pourquoi personne ne mentionne la tentative du jeune Mehdi début janvier ? Contactée de nouveau après la visite, l’administration du CRA de Vincennes redirige vers la préfecture de police de Paris. En guise de réponse, un document PDF intitulé « EDL – Tentative de suicide au CRA de Vincennes ». EDL pour dire « éléments de langage ». La préfecture mentionne dans le document une tentative de suicide ayant eu lieu le 9 janvier. Quant à l’ignorance invoquée par les agents en question lors de la visite parlementaire, la préfecture indique qu’ils ont répondu « en l’état de leur connaissance ».

Un retenu n’a pu obtenir des béquilles qu’après plusieurs semaines au CRA. Pendant ce temps-là, sa blessure au pied a empiré. (Photo : Pauline Migevant.)

Après sa visite du CRA de Vincennes, Anne Souyris se dit « retournée » et évoque une « indignité humaine complète ». « La saleté, les odeurs d’urine, les médicaments pour vous abrutir, les hurlements la nuit, c’est pire que la prison et indigne d’une démocratie, explique-t-elle. Personne ne mérite l’indignité. La plupart n’ont rien fait du tout, les sortants de prison ont purgé leur peine, les autres sont là pour des menaces à l’ordre public, ce qui veut tout et rien dire. Ça peut être une bagarre dans la rue. »

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Quand on lui demande si elle pense que la rétention en elle-même peut pousser au suicide, elle répond : « Évidemment que ça peut pousser au suicide d’être ainsi maltraité par un système. Être là sans savoir ce qui va leur arriver, ni combien de temps ils resteront, dans une situation d’inconfort total, bien sûr que la tentative de suicide n’est pas très loin. On fabrique des gens qui vont mal. » Elle ajoute : « Je suis pour le moins de CRA possible, le moins de temps possible, avec un traitement digne. »

Mais supprimer des lieux d’enfermement réservés aux étrangers n’est pas vraiment dans l’air du temps. Entre deux débats racistes sur la « submersion migratoire », les Républicains ont expliqué vouloir donner à Bruno Retailleau les « moyens de son action » en matière d’immigration. Ils ont annoncé déposer au Sénat une proposition de loi visant à augmenter à 210 jours la durée possible de rétention.

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