« Aimer ne veut pas dire posséder »

Selon le baromètre de l’éducation Les apprentis d’Auteuil, 50 % des jeunes pensent que la jalousie est une preuve d’amour. Un sentiment souvent perçu comme naturel et inhérent au couple mais qui s’ancre dans une vision patriarcale. Certain·es ont choisi d’en sortir et de réinventer l’amour en le mettant au pluriel.

Élise Leclercq  • 14 février 2025 abonné·es
« Aimer ne veut pas dire posséder »
© Quaritsch Photography / Unsplash

« Jalousie et violence », « coup de feu et jalousie », « jalousie maladive et scène de violences ». Tels sont quelques titres de presse publiés cette semaine sur le site de France 3, La Voix du Nord ou encore Le Progrès. La jalousie est vue comme une excuse, un motif qui minimise, voire légitime le degré de violence. C’est un défaut qui reste souvent considéré dans la société comme acceptable, voire naturel. Le baromètre de l’éducation Les apprentis d’Auteuil indiquait, en 2023, que « 25 % des jeunes trouvent normal de regarder les messages et les applications mobiles de leur partenaire, sans lui demander son autorisation. 29 %, de lui dire à quelle heure il ou elle doit rentrer. 50 % pensent que la jalousie est une preuve d’amour ».

Victime de la culture pop ?

Une représentation qui se retrouve dans la culture populaire, les films mais aussi la littérature. Proust est souvent défini comme l’auteur de la jalousie. « La jalousie n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour. » (1) Plus récemment, des films comme la saga After (2) reprennent le schéma d’un « bad boy » et d’une jeune femme douce et fragile. Celui-ci va alors tout faire pour garder celle qu’il a conquise, quitte à utiliser la violence.

1

La prisonnière, Marcel Proust.

2

Série de films américains basés sur les romans éponymes d’Anna Todd.

« Je considérais la jalousie comme une preuve d’amour quand j’étais adolescente », pose la journaliste et autrice, Chloé Thibaud, en citant une anecdote de la série Friends. Dans son ouvrage Désirer la violence, ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer, elle revient en détail sur toutes les violences rendues glamour à l’écran. « L’imaginaire patriarcal – présent consciemment ou inconsciemment dans les comédies romantiques – glorifie, érotise le conflit, mais aussi la jalousie », écrit-elle.

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Un schéma dangereux contre lequel l’association En avant toutes lutte, notamment auprès des jeunes. Iels ont publié un ouvrage Comment on s’aime pour apprendre à reconnaître une relation saine et une relation toxique. Un moyen de prévention qui s’accompagne d’un forum de discussion ouvert à tous·tes. Ynaée Benaben, sa présidente, explique que de nombreux comportements violents présents dans les couples sont perçus comme acceptables « sous couvert de la passion, la jalousie, l’insécurité ».

« La fidélité est une construction »

Selon Véronique Kohn, psychologue et psychothérapeute, la jalousie se définit comme « un sentiment basé sur l’insécurité et la peur de perdre l’autre ». Selon elle, « une relation de couple est basée sur le sentiment d’être fidèle et unique pour quelqu’un » afin d’apporter une sécurité. Elle serait donc inhérente à l’état amoureux. Selon elle, le degré varie selon les individus en fonction de l’attachement mais aussi du sentiment d’insécurité et des parcours de chacun·e.

La société hérite de plusieurs siècles où les femmes étaient considérées comme la possession de leur mari, leur frère ou leur père.

Y. Benaben

Affection naturelle ou construction sociale ? Pour Ynaée Benaben, « le couple monogame centré sur la fidélité est une construction sociale. La société hérite de plusieurs siècles où les femmes étaient considérées comme la possession de leur mari, leur frère ou leur père ». Une possession encore aujourd’hui au cœur de la jalousie. Ses manifestations diffèrent en fonction du genre, selon Ynaée Benaben. Les hommes seraient plus infidèles, moins impliqués. La jalousie féminine provient alors d’un sentiment de fragilité. Il faut alors tout faire pour garder son amour.

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Au contraire, la jalousie masculine se baserait, elle, sur un sentiment de force : « La femme ne peut pas être un objet de frustration, d’inquiétude, parce qu’elle lui appartient », illustre Ynaée Benaben. Le sentiment de possession et la jalousie sont également induits par la fidélité, longtemps régis par le mariage et la religion. « La conjugalité et le couple comme binôme sont directement liés au travail domestique et reproductif », précise Stéphanie Tabois, sociologue spécialiste du genre et de la sexualité à l’Université de Poitiers.

Un long travail pour sortir de la jalousie

Pour sortir de ce schéma, certain·es ont fait le choix du couple libre. Une relation centrale qui est ponctuée par des aventures d’un soir. Depuis deux ans, Paul et Clémence, étudiant·es de 23 et 25 ans, s’autorisent mutuellement à voir d’autres personnes. « J’ai eu la chance de trouver quelqu’un d’ouvert. Il est épanoui de mon bonheur et je trouve ça sain », raconte Clémence.

Il faut apprendre à gérer ses insécurités.

Clémence

Iels relationnent depuis quatre ans maintenant et ont toujours été à distance. Une étape qui les a fait se questionner sur leur mode de relation. « C‘était logique pour moi d’avoir du désir pour d’autres personnes », lance Paul. « Ça s’est fait naturellement », précise Clémence. D’un point de vue sexuel, l’ouverture de la relation a permis de « de tester plein de choses » pour elle qui n’a jamais eu d’autres relations sérieuses. « On est jeunes, profitons-en ! »

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Pour autant, la jalousie n’a pas disparu. « Un jour, il m’a raconté qu’il parlait à une fille. J’ai commencé à percevoir de la jalousie, je me suis dit qu’elle était peut-être mieux que moi et qu’il allait tomber amoureux. Mais un instant après je me suis reprise, il m’aime ! », sourit Clémence. Le secret est la confiance. Une confiance mutuelle mais aussi confiance en soi. « Il faut apprendre à gérer ses insécurités, c’est normal d’être jaloux mais il faut être conscient de ses failles et les dépasser. » Une chose qu’elle reconnaît « assez dure » mais nécessaire.

Paul aussi a dû faire son chemin. Adolescent, il admet avoir eu cette vision normée et patriarcale du couple où « la meuf appartient au mec » due aux « représentations qu’il avait ». En grandissant, il dit s’être ouvert, et libéré de ces schémas : « Tu te dis que l’amour n’est pas forcément lié à la jalousie. Tu réalises et tu t’ouvres enfin. »

Remettre en question la notion de couple

D’autres remettent en question l’injonction même de « faire couple ». C’est le cas de  Françoise Simpère, ancienne journaliste et autrice : « Aimer ne veut pas dire posséder » lance-t-elle avec aplomb. « La notion de couple découle directement de la notion de patriarcat. Et le patriarcat étant lui-même un enfant naturel du capitalisme, si on ne veut pas du capitalisme et du patriarcat, on ne peut pas vivre en couple non plus. »

Je trouve le polyamour bien plus réaliste que la monogamie.

F. Simpère

Pourtant elle était dans une relation qu’on qualifierait de couple. Rencontré à 17 ans, l’homme qui deviendra son mari est toujours resté son « compagnonnage durable ». Iels auront même des enfants. « À l’époque, des copines m’avaient dit de ne pas sortir avec lui car il sortait avec quatre filles à la fois. Et curieusement, ça ne m’avait pas choqué du tout. » Pour elle, la jalousie est une peur qu’il faut arriver à vaincre.

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Françoise Simpère revient sur l’expression « aller voir ailleurs ». « Moi, je trouve ça formidable d’aller voir ailleurs parce que ce n’est pas bien de rester toujours au même endroit », sourit-elle. « Je trouve le polyamour bien plus réaliste que la monogamie. » Même à un âge plutôt avancé, elle continue de sortir avec d’autres hommes. La grande amoureuse, comme la décrit la réalisatrice, Martine Asselin, dans son documentaire, est plutôt une amoureuse du désir.

Plus visibles, aujourd’hui, dans certains médias, les relations plurielles sont loin d’être nouvelles, comme l’analyse la sociologue Stéphanie Tabois. Selon elle, « les modes de vie se sont transformés. On privilégie désormais la norme d’épanouissement à la stabilité du couple. D’autres modèles relationnels se développent et remettent en question l’hétéronormativité. »

La compersion

Les relations non-monogames sont un moyen de mettre en avant un autre modèle « de type communautaire ou associatif, en interrogeant les valeurs patriarcales, bourgeoises, occidentales et straight ».

3

En anglais, signifie hétérosexuel.

Sortir de la pensée hétéronormée permet à Charlotte de vivre entièrement sa sexualité. La jeune femme de 27 ans est bisexuelle et est en couple depuis 4 ans en polyamour avec un homme. « Il y a un côté un peu libérateur de te dire que tu peux relationner avec plusieurs personnes en même temps. » Celle qui voit le couple monogame hétéro comme une « prison » ne se voit pas revenir en arrière. « Au même titre que j’ai plusieurs amis qui m’apportent des choses différentes, je peux aussi avoir plusieurs relations amoureuses qui m’apportent des choses différentes. »

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Dans sa relation précédente avec une femme, Charlotte a connu la jalousie et a voulu en sortir. Elle a fait un travail sur elle-même et repris confiance en elle. Depuis, ce sentiment si désagréable a laissé place à de la « compersion », défini comme un sentiment de bonheur face à celui des autres. Voir son partenaire amoureux d’une autre ne la dérange pas, au contraire. Elle est même amie avec celle-ci.

Cependant, ces relations non monogames se heurtent à la capacité de pouvoir les mettre en place. Cela demande du temps. « Il ne faut pas avoir peur de l’agenda » plaisante Charlotte. Habiter en couple monogame a certains avantages économiques, en termes de logement par exemple. Le choix de relations plurielles requiert alors une grande organisation, matérielle et temporelle. Lorsque son copain invite son autre amoureuse dans leur appartement, elle a la chance de pouvoir aller chez sa sœur qui dispose d’une chambre d’ami·e. Le temps d’une ou plusieurs nuits.

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