Fac : des pratiques managériales à l’assaut des sciences humaines et sociales
Le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur a récemment émis des avis défavorables sur les licences et masters en philosophie de l’université Paris-8. L’avenir de ces enseignements et diplômes s’en trouve menacé.
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On sait depuis longtemps combien la droite et la Macronie, son incarnation actuelle, détestent les sciences sociales et leur enseignement dans les universités. Ces filières développent en effet un sens critique vis-à-vis de l’organisation de la société, de ses mécanismes de domination, de la reproduction des classes dominantes…
L’université Paris-8 de Saint-Denis est l’héritière du Centre universitaire expérimental de Vincennes, fondé en septembre 1968, université unique et pionnière en termes de pédagogie avancée et de recherches nouvelles, tournée vers l’international, ouverte aux non-bacheliers et aux étudiants salariés (1). Le pouvoir giscardien et sa très réactionnaire ministre des Universités, Alice Saunier-Seïté, décidèrent sa brutale démolition (quasi clandestine !) en plein été 1980, par crainte de réactions des étudiants, des enseignants, des syndicats, de l’opinion…
(1) Cf. l’ouvrage de l’historien François Dosse, Vincennes. Heurs et malheurs de l’université de tous les possibles (Payot, 2024) et notre article sur son livre (janvier 2024). Cf. aussi l’article de notre ancien collaborateur Claude-Marie Vadrot, d’abord étudiant à Vincennes (non-bachelier) puis professeur de géographie à Paris-8.
La déclaration de la ministre, lors de ce déménagement forcé à Saint-Denis, commune gérée par le PCF depuis des décennies, donne un aperçu du symbole que fut cette faculté innovante : « De quoi se plaignent-ils ? Leurs nouveaux bâtiments seront situés entre la rue de la Liberté, l’avenue Lénine et l’avenue de Stalingrad, et ils sont chez les communistes. »
Ce petit retour historique sur l’université Paris-8, très en pointe en matière de sciences sociales et humaines (SHS) dès sa création – Deleuze, Badiou, Foucault, Cixous, entre autres grands noms, y enseignèrent –, ne nous a pas semblé inutile. Le fait que les départements d’art, de philosophie, de SHS de cette faculté soient aujourd’hui pris pour cibles par l’évaluation d’une agence gouvernementale est emblématique de la détestation, par le pouvoir macroniste, autant des disciplines visées que des universités situées dans des zones populaires et défavorisées.
En effet, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) est chargé d’évaluer à la fois les laboratoires de recherche et les formations et diplômes délivrés par les départements. Ce travail se fait par « vagues » géographiques successives, séparant par blocs les structures évaluées.
Rendue le 14 février dernier, la dernière évaluation a traité la « vague E » : l’Île-de-France (hors Paris) et les universités des Hauts-de-France, auxquelles sont adjointes celles de Mayotte et de La Réunion. La première partie de l’évaluation du département de philosophie de Paris-8, concernant le travail de recherche et du corps enseignant, de ses publications et concernant le doctorat, s’était conclue excellemment.
Douche froide
Mais la seconde partie, évaluant les formations (en licence et master) et les diplômes, rendue donc le 14 février, fut une douche froide, avec des avis défavorables pour un très grand nombre de formations évaluées. « Ce qui a surpris, c’est l’ampleur de l’offensive », indique Frédéric Rambeau, à la tête du département de philosophie de Paris-8. Car cette évaluation est loin d’être anodine, ou sans conséquence, puisque le ministère, s’il décide de suivre ses conclusions, pourrait ne pas renouveler à l’université son accréditation à délivrer des diplômes. Tel un couperet sans retour.
Le plus étonnant est que l’on nous reproche ce qu’on nous a imposé depuis une dizaine d’années.
F. Rambeau
Les enseignants ainsi évalués ont d’abord accepté de se plier à une longue et fastidieuse autoévaluation, qui les a occupés durant un an, et consistait essentiellement à compléter des tableaux Excel. Certains ont hésité à se plier à l’exercice, mais tous s’y sont finalement résolus afin de rester solidaires et unis. Les tableaux à remplir portaient sur le taux d’échec et le devenir professionnel des étudiants, la mobilité internationale, le nombre d’heures de stages professionnels proposés. Il s’agit pour ces enseignants de cocher des cases, pour chaque diplôme et chacune des formations, et lorsque certaines cases permettent des commentaires, le nombre de caractères y est très réduit et limité.
« Malgré nos hésitations – et pour certains d’entre nous, c’était une décision difficile à prendre –, on l’a fait ! » Il s’agissait là d’adapter « nos réponses à de grandes catégories managériales, sans pouvoir vraiment les justifier du fait de l’espace très limité qui leur était imparti ». Et Frédéric Rambeau de souligner : « Le plus étonnant est que l’on nous reproche ce qu’on nous a imposé depuis une dizaine d’années. »
Comme le nombre de salles restreint « alors que l’on en réclame depuis des années » ; le trop grand nombre de vacataires « alors qu’avec la baisse des budgets imposée par la loi LRU, le recrutement de titulaires devient de plus en plus difficile ». Ou le manque de mobilité internationale alors que, depuis toujours à Paris-8, les étudiants étrangers sont très nombreux et n’ont donc pas beaucoup de disposition à repartir vers des stages à l’étranger, tout comme les étudiants français, souvent salariés, du fait de l’environnement social de cette université située en Seine-Saint-Denis.
« Offensive politique contre les universités de masse »
Tous ces reproches, qui motivent les avis défavorables rendus, sont d’abord, selon le philosophe Frédéric Rambeau, la traduction d’une « offensive politique contre les universités de masse et la démocratie scolaire en milieu populaire, comme lorsqu’ils déplorent la faiblesse des stages et des débouchés professionnels, ou que nos formations ne soient pas assez pensées en termes de compétences pour le marché de l’emploi ». Car c’est là ignorer les bassins d’emplois dans lesquels sont implantées ces universités, les mêmes reproches du rapport d’évaluation étant énoncés pour les universités de Lille ou d’Amiens.
Et ce ne doit pas être très différent pour Mayotte ou La Réunion. Mais c’est aussi une attaque contre les sciences sociales enseignées dans ces universités, puisque l’on sait bien que la philosophie et nombre de sciences sociales ne sont pas des matières propices à de nombreux débouchés en entreprises. « Les sciences critiques semblent bien être des cibles, qu’il s’agit de détruire, en leur reprochant leur inadaptabilité aux catégories managériales sur lesquelles reposent ce type d’évaluations. »
Toutefois, le risque de ne pas voir renouvelées leurs accréditations à délivrer des diplômes, s’il pèse lourd et s’avère menaçant pour l’avenir de ces enseignements, a d’ores et déjà suscité de vives réactions dans les formations concernées : elles dénoncent les incohérences et les erreurs factuelles des prérapports, l’absence d’évaluation par les pairs, le changement brusque du modèle de l’évaluation pour la « vague E », et réclament une évaluation plus transparente et respectueuse des spécificités disciplinaires.
Réunis en AG de « France Université », les présidents d’université ont eux aussi exprimé leur colère et leur incompréhension devant ces avis formulés sur les formations, et demandent un moratoire sur la procédure d’évaluation. Très rapidement, puisque ces prérapports d’évaluation aux avis « défavorables » n’ont été rendus que le 14 février, soit il y a à peine une semaine ! Les SHS sont clairement dans la ligne de mire. Mais, cette fois, la possibilité de voir « éliminées » certaines de leurs formations pourrait provoquer un mouvement estudiantin et enseignant plus large. Les sciences sociales n’ont peut-être pas encore dit leur dernier mot.
Pour aller plus loin…
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