« Les personnes handicapées n’ont pas accès à leurs droits les plus élémentaires »

Béatrice Pradillon est la cofondatrice du collectif handi et féministe, Les Dévalideuses. Elle revient sur la non-application de la loi pour l’égalité des droits et des chances de 2005 et appelle la gauche à s’imprégner des combats antivalidistes.

Hugo Boursier  • 11 février 2025 abonné·es
« Les personnes handicapées n’ont pas accès à leurs droits les plus élémentaires »
Le collectif Les Dévalideuses, à Paris, lors du rassemblement place de la République à Paris, le 10 février 2024.
© Les Dévalideuses

La non-discrimination et le libre choix. Le 11 février 2005, la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation à la citoyenneté des personnes handicapées était publiée au journal officiel. Vingt ans plus tard, si des dispositifs ont été créés, les inégalités persistent largement. 35 % des 736 gares SNCF restent inaccessibles. Moins de 20 % des logements neufs en habitat collectif pourront accueillir des personnes à mobilité réduite. 56 % des personnes handicapées ont des difficultés à se loger (deux fois plus que pour la population générale). Le taux de chômage est, lui, deux fois plus élevé que le reste de la population. Béatrice Pradillon, cofondatrice du collectif féministe et antivalidiste, Les Dévalideuses, revient sur ce manque d’ambition politique.

Lorsqu’elle a été conçue, la loi de 2005 sur le handicap avait été beaucoup saluée. Mais elle n’a rapidement plus été appliquée. Que s’est-il passé ?

Béatrice Pradillon : Les objectifs initiaux étaient très ambitieux. On parlait de libre choix face au projet de vie des personnes handicapées, c’est-à-dire de laisser la possibilité aux personnes handicapées de vivre, s’éduquer, travailler comme elles le souhaitaient. Le texte s’est confronté très rapidement à l’immensité du chantier. Mais aussi à la place revendiquée par les associations gestionnaires qui ont la mainmise sur tout le secteur du handicap. Ce sont des structures qui règnent en monopole, de l’enfance à l’âge adulte. Elles bénéficient d’un très fort appui politique et n’ont aucun intérêt financier à faire sortir les personnes handicapées de ce système.

Toutes les personnes handicapées devraient avoir le droit de vivre en autonomie.

Que font exactement les associations gestionnaires et pourquoi, selon vous, elles sont problématiques dans l’accompagnement des vies des personnes handicapées ?

Dans les années 1970, ces associations gestionnaires ont pris le relais des familles qui s’occupaient des personnes handicapées. Elles ont créé des établissements pour maintenir les personnes handicapées hors de la société. Ces structures ont grossi, et se sont multipliées au fil des années, sans pour autant donner la parole aux premiers et premières concernées. Ce sont très souvent des personnes valides qui pilotent ces structures. Notre politique, chez les Dévalideuses, c’est « rien sur nous sans nous ».

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On considère que les institutions gouvernées par des personnes valides ne devraient pas prendre de décisions pour des personnes handicapées. Le système institutionnel est aussi dénoncé par l’ONU comme une forme de ségrégation. La France s’est d’ailleurs fait taper sur les doigts à plusieurs reprises pour ce sujet. Le rapport du comité des droits des personnes handicapées de l’ONU, publié en 2021, était extrêmement critique au sujet de notre pays.

À quoi sont confrontées les personnes handicapées dans ces institutions ?

Il y a des maltraitances, de la négligence, accentuées par le manque de personnel. Les routines de vie sont strictes, collectives et imposées à tout le monde. C’est un système qui ressemble aux colonies de vacances : tout le monde est concerné par les mêmes règles, indifféremment des besoins de chacun·es. Il y a aussi des violences, des abus sexuels, de la contention forcée, de l’isolement. C’est un discours difficile à entendre parce qu’en France, c’est le seul système que l’on propose.

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Il n’y a pas de promotion la vie autonome. La critique de ces établissements est difficilement audible, parce qu’elle est souvent reçue comme une forme de culpabilisation pour les parents qui y placent leur enfant et pour les gens qui y travaillent. Pourtant, toutes les personnes handicapées devraient avoir le droit de vivre en autonomie.

Comment les pouvoirs publics ont-ils créé les conditions d’une société où les personnes handicapées sont exclues ?

On pense souvent que l’inclusion coûte cher. Mais c’est le cas quand rien n’a été anticipé. Quand la loi a été promulguée, en 2005, la mise en accessibilité des bâtiments était coûteuse puisque tout était à faire. Pour soulager ces surcoûts, la loi a permis énormément de dérogations, donnant l’occasion à de très nombreuses structures de ne pas se mettre aux normes. Résultat : l’espace public est hostile aux personnes handicapées. Vingt ans plus tard, on est très loin des objectifs de la loi.

Quand on côtoie des personnes handicapées, on se rend compte qu’on ne pourrait même pas les accueillir chez nous.

Prenons un exemple : les Maisons départementales des personnes handicapées. C’était une mesure de simplification pour placer au même endroit des compétences qui auparavant étaient éparpillées partout. Mais pour la plupart des départements, il faut quatre, six, neuf mois pour obtenir la moindre réponse pour une démarche. Les personnes handicapées sont en détresse parce qu’elles n’ont pas accès à leurs droits les plus élémentaires.

Ces inégalités se retrouvent partout : santé, logement, travail…

Tout à fait. La loi de 2005 avait comme horizon 100 % de logements accessibles pour les personnes à mobilité réduite. Mais celle de la loi Elan, de 2018, a fait dégringoler l’objectif à 20 %. Quand on côtoie des personnes handicapées, on se rend compte qu’on ne pourrait même pas les accueillir chez nous. L’ascenseur est trop petit, il y a des marches, les toilettes sont trop exiguës. C’est un frein à la vie sociale. Côté travail, il n’y a pas vraiment d’entreprises qui mènent une réelle politique d’inclusion.

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Généralement, elles préfèrent payer la contribution plutôt que de respecter la loi, à savoir l’obligation d’embaucher des travailleurs en situation de handicap à hauteur de 6 % de leur effectif. De nombreuses entreprises refusent d’embaucher des personnes handicapées et préfèrent sous-traiter en passant par les établissements ou services d’aide par le travail (ESAT). Beaucoup de voix s’élèvent contre ces établissements spécialisés parce que les travailleurs y gagnent très mal leur vie et ne sont pas couverts par le droit du travail.

Promouvoir la facilitation de l’aide à mourir pour les personnes handicapées nous semble extrêmement cynique.

Rien ne change, ou tout se dégrade, aussi parce que le handicap reste un sujet très peu appréhendé par la gauche ?

Oui. Aux dernières présidentielles, les programmes liés au handicap étaient proches du néant. Seule la France insoumise avait quelques mesures détaillées. Elles étaient souvent liées à la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et la revalorisation des AESH. Il n’y avait pas de politique d’envergure. Pire : certaines formations à gauche n’ont aucun recul critique par rapport aux institutions. Il faut vraiment qu’elle se forme à ces questions.

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Est-ce à cause de ce niveau d’inégalités et de discriminations que de nombreux militants antivalidistes s’opposent au projet de loi sur la fin de vie, craignant que les personnes handicapées choisissent la mort plutôt que la vie empêchée ?

En l’état, vu la place qu’occupent les institutions et l’état catastrophique de notre système de santé, promouvoir la facilitation de l’aide à mourir pour les personnes handicapées nous semble extrêmement cynique. On l’entend ainsi : « Comme vous ne pouvez pas vivre dignement, on vous donne le droit de mourir dignement ». Je comprends que beaucoup de gens considèrent qu’il s’agit d’une loi humaniste. D’ailleurs, des personnes handicapées peuvent aussi, individuellement, soutenir ce texte. Mais il faut entendre les inquiétudes, nombreuses, de toutes les autres.

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