Judith Davis : « Ce que vous vivez dans votre salon est un problème politique »

Son cinéma a peu d’équivalent : drôle et politique, direct et inventif dans sa forme. Bonjour l’asile en est la parfaite incarnation. Son deuxième long métrage s’éloigne de notre monde de fous pour constituer un abri et rêver à un antidote. La cinéaste explique ici ce qui a présidé à sa réalisation.

Christophe Kantcheff  • 19 février 2025 abonné·es
Judith Davis : « Ce que vous vivez dans votre salon est un problème politique »
À la Galerie Cinéma, à Paris, le 4 février 2025.
© Maxime Sirvins

Judith Davis est comédienne, réalisatrice et metteuse en scène. Née dans un milieu artistique, elle fait des études de philosophie avant d’être attirée par le théâtre. Elle cofonde il y a plus de quinze ans la compagnie théâtrale L’Avantage du doute, dont un spectacle est à l’origine de son premier long métrage, Tout ce qu’il me reste de la révolution, sorti en 2019. Judith Davis continue à partager son activité entre théâtre et cinéma alors que Bonjour l’asile arrive sur les écrans.

Bonjour l’asile / Judith Davis / 1 h 47. En salle le 26 février.

Votre premier long métrage s’intitule Tout ce qu’il me reste de la révolution. Quel a été le trajet pour passer de la révolution à l’asile ?

Ce trajet est multiple. Quand j’accompagnais Tout ce qu’il me reste de la révolution – et je l’ai beaucoup accompagné parce que cela m’aide à comprendre pourquoi je fais du cinéma : avoir un objet commun qui nous permet de nous relier et de regarder les choses ensemble et en face –, une question revenait en boucle à la fin des débats : « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Sur le moment, je bottais en touche, venant de finir un film avec l’énergie que cela demande. Une fois de retour chez moi, mon activité théâtrale reprenant, je n’ai pas pu ne pas me poser la même question. Ce qui s’est traduit en termes très concrets. Par exemple : est-ce que je continue de faire du cinéma ? Je ne suis pas forcément à l’aise dans l’engagement associatif, je redeviens timide. Alors j’ai décidé de faire un deuxième film.

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Le récit lui-même peut constituer un mode d’investigation de la révolte et fabriquer des formes d’identification possible qui explosent le modèle publicitaire présent partout. Aujourd’hui, l’imaginaire est massivement attaqué, le récit formaté et au service d’une idéologie qui tait son nom ! Il fallait donc rêver. Dépasser ma colère et celle des personnages qui s’exprimaient dans mon premier film pour inventer. Je l’ai fait avec la coscénariste du film, Maya Haffar. Nous nous sommes amusées à glaner les initiatives et les intuitions qui nous semblaient fondamentales pour inventer une utopie et l’incarner à l’écran. Ainsi est né l’asile comme refuge, comme répit et comme lieu de conversion et de soin du monde malade.

« Il y a une efficacité à affirmer qu’on peut sortir de chez soi, se réunir, aller dans un endroit, regarder quelque chose ensemble, faire communauté. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Qu’y a-t-il à la base de votre rêve ?

Un impératif : comment, aujourd’hui, on rêve d’autre chose que d’un canapé, d’une table basse et d’une plateforme. C’est le paradigme du monde livré à domicile : le triomphe de « l’obsolescence de l’homme », dénoncé par Günther Anders dès les années 1950. Je pense au contraire qu’il y a une efficacité à affirmer qu’on peut sortir de chez soi, se réunir, aller dans un endroit, regarder quelque chose ensemble, faire communauté, dialoguer avec une œuvre, être changé par elle, avoir envie d’en discuter avec ses proches. Tout ce processus que seul l’art permet, j’y crois.

Il m’importait d’ouvrir le rideau sur la folie de ce monde.

Au début du film, Jeanne, que vous interprétez, est plongée dans un monde de fous, le nôtre. N’êtes-vous pas là dans la caricature ?

Il m’importait d’ouvrir le rideau sur la folie de ce monde. J’essaie de le faire de manière drôle, parce que l’humour est mon outil le plus cher. Le film s’ouvre sur 40 secondes de tumulte infernal avec Jeanne dans la rue qui se bat au téléphone avec un service administratif, puis des voix qui donnent des ordres dans les transports en commun. Un humain ou une voix artificielle – on ne sait plus – impose ainsi une tyrannie souriante. Ça va vite pour des raisons de comédie et pour dire au spectateur de manière très directe : « Voilà de quoi on va parler. On est d’accord ? Alors maintenant réfléchissons ensemble. »

Dans la notion de caricature, on entend : elle en rajoute. Alors que, dans la description de cette existence effrénée où nous sommes nos propres esclaves, je suis en deçà de ce que je vis. De la même manière, en ce qui concerne les deux couples, Élisa (Claire Dumas) et Bastien (Maxence Tual), les citadins installés à la campagne, et les deux bourgeois, Amaury (Nadir Legrand) et Victoire (Mélanie Bestel), le trait n’est pas forcé. Je disjoins la caricature et le rôle social. Une fois le décor posé, avec un miroir que j’espère drôle, chacun peut prendre sa part d’autodérision comme je prends la mienne dans le film. Ça crée une familiarité avec les spectateurs qui invite à cheminer ensemble si on est prêt à baisser la garde.

Pourquoi avoir nommé le lieu de l’utopie l’HP, pour Hospitalité permanente ?

Je voulais qu’il ait pour « ancêtre » un hôpital psychiatrique, qu’il s’ancre historiquement dans un endroit où on a isolé les gens considérés comme fous dans ce mouvement dramatique de séparation entre le « normal » et le différent – on a dit folles, par exemple, des femmes exprimant un besoin de liberté – à des fins de contrôle. Le sigle HP a été transformé en Hospitalité permanente, mais reste sous-jacente l’idée de s’interroger sur ce qu’est la santé mentale, même si ce n’est pas un sujet de premier plan dans le film.

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Comment décririez-vous cet HP et son fonctionnement ?

En l’imaginant, j’ai pensé au Palais de la Femme, à Paris, où je suis souvent allée quand j’étais enfant avec ma mère. Je me suis aussi inspirée de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où j’ai passé du temps, qui est une tout autre démarche. Pour moi, l’HP est le cœur battant d’un territoire plus vaste. Il y abrite des gens vivant ensemble, quand d’autres sont disséminés sur le tiers-lieu à proximité. Des personnes qui ne font que passer peuvent aussi y être accueillies. L’HP n’exige pas forcément un engagement total. On peut ne pas être entièrement aspiré par un mode de vie différent.

Judith Davis
« C’est important pour moi de ne pas associer le fait de se ressaisir ensemble de certaines questions et le tout-collectif. La solitude est fondamentale, il faut qu’elle puisse exister. La vie consiste en un aller-retour entre soi et les autres. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Il est possible de continuer à travailler et, comme dans le film, participer à un atelier de discussion entre hommes, ou venir à l’HP pour trouver une solution à une situation d’engueulades incessantes – ici entre un père et sa fille. À l’HP, où on déconne en même temps qu’on pose des mots, cette engueulade, jusqu’ici privée, devient un problème collectif et, grâce à ce qui s’apparente à une cérémonie, émerge un moyen de se réconcilier, au lieu de rester chez soi à se regarder dans le blanc des yeux comme des idiots. L’HP est donc un lieu d’expérimentations bienfaisantes qui agit sur les personnes. Où la donnée psychologique est traitée à égalité avec d’autres données plus théoriques. Si on ne se change pas sur un plan intime et psychique, on n’avancera jamais.

 Peut-on parler de l’HP comme d’une communauté ?

Pas vraiment. C’est important pour moi de ne pas associer le fait de se ressaisir ensemble de certaines questions et le tout-collectif. La solitude est fondamentale, il faut qu’elle puisse exister, être respectée. La vie consiste en un aller-retour entre soi et les autres. Je distingue le collectif d’un côté et, de l’autre, le tout-collectif, c’est-à-dire un mode d’existence communautaire. L’Avantage du doute, le collectif de théâtre que j’ai fondé il y a plus de quinze ans avec tous les acteurs et les actrices du film – Claire Dumas, Maxence Tual, Simon Bakhouche, Nadir Legrand, Mélanie Bestel –, présente des spectacles qui sont pensés à la fois d’un point de vue collectif et du point de vue de chacun de nous.

Pourquoi les hommes ne sont-ils pas viscéralement à nos côtés pour que l’épuisement dans un couple s’équilibre ?

Nous avons compris que nous serions plus forts et au bon endroit non parce que nous aurions trouvé un compromis pour raconter une histoire mais au contraire parce que nous aurions profité de nos grandes différences pour créer le relief permettant à chacun d’exister dans cette dramaturgie plurielle. Et après, il y a un tout qui prend. J’ai essayé d’apporter ces différences-là dans la mise en image de l’asile.

Depuis l’épidémie de covid, on a assisté à une vague de départs vers la campagne. Ce que vous montrez, c’est que le mode de vie des femmes ne s’est pas forcément transformé parce qu’on passe d’un cadre urbain à un cadre dit idyllique…

J’ai beaucoup d’ami·es qui sont parti·es vivre à la campagne, d’autres y pensent. Ça correspond à un souffle dont on a tous et toutes besoin, étant donné la prise de conscience de la catastrophe écologique en cours. Dans ce cadre, je tenais à mettre en scène la contradiction entre un engagement écologiste solide – puisque Bastien va jusqu’à travailler au Conservatoire du littoral – et ce qui se passe dans son foyer. Il n’y a pourtant pas de séparation réelle entre l’intime et le politique. Ce que vous vivez dans votre salon est un problème politique. C’est une question systémique.

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Il faut vraiment qu’on ouvre les yeux là-dessus et que ça circule. C’est une contradiction entretenue par nos amoureux, nos amis, nos frères… Qui sont potentiellement des gens très sympas, très sincères, très engagés, sûrs de ne pas être dans la reproduction de schémas. Ils se leurrent. C’est quelque chose qu’on doit démêler ensemble, pour les femmes et aussi pour les hommes. Parce qu’il y a une crise du couple hétérosexuel. Ça passe par une prise de conscience des hommes et un engagement effectif de leur part.

« Pourquoi est-il devenu à la mode d’affirmer que l’artiste ne doit pas prendre parti ? Je ne comprends pas cette injonction : montrer mais ne rien dire. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Grâce à une heureuse drogue due à Cindy (Simon Bakhouche), la « directrice » de l’HP, Bastien examine sa conscience et exprime ce qu’il a à l’esprit quand sa femme lui reproche de ne pas s’investir dans le travail domestique…

En effet, et cela tient en deux phrases. Premièrement : « Je ne dis rien et j’attends que ça passe.» Deuxièmement : « Cinq minutes de honte ne sont rien face à une vie de confort. » Dans la réalité, les hommes ne font jamais cet aveu. Mais je fais le pari que si le spectateur trouve Bastien sympathique, notamment grâce à l’interprétation de Maxence Tual, ces paroles atteindront leur cible. Bastien reconnaît aussi que ce qu’il ressent dans sa chair vis-à-vis d’un veau – et qui l’a conduit à être végétarien –, il ne le ressent pas en faveur de sa femme. Autrement dit, il s’est engagé parce qu’il a été atteint dans ses affects par rapport à la souffrance animale. Pourquoi les hommes ne sont-ils pas viscéralement à nos côtés pour que l’épuisement dans un couple s’équilibre ?

À propos du couple de bourgeois, pourquoi avez-vous fait d’Amaury un transfuge de classe et pourquoi le « sauvez »-vous ?

À travers le couple d’Amaury et Victoire, deux choses m’importent. D’abord, décrire les phénomènes d’organisation de classes qui régissent la société, avec une classe qui en domine une autre et qui s’autolégitime dans l’exercice de cette domination. Contrairement à une classe dominée qui ne cesse de se tirer dans les pattes. Ensuite, casser l’identification au modèle dominant selon lequel réussir sa vie, c’est gagner de l’argent. C’est pourquoi j’ai fait d’Amaury un transfuge de classe : afin de montrer une victime de son modèle d’identification. Il a voulu ressembler, y compris physiquement, jusqu’à son sourire, à quelque chose qui le tue. Et je le sauve parce que je m’adresse à ceux qui, comme lui, sont dans une disjonction cognitive, qui ont souterrainement conscience d’être dans le faux.

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L’éloge de l’amitié entre Élisa et Jeanne est un des axes importants du film. Amitié qui passe par une réconciliation après une brouille…

Cette séquence est dans le même esprit que la cérémonie avec le père et sa fille dont je parlais tout à l’heure : à l’HP, les deux amies suivent un rite qui met en scène la possibilité d’un avenir commun ou d’une réconciliation. C’est comme un mode d’emploi dont on se saisit pour lui donner la forme que l’on veut. Il y a des résidus de ces rituels dans nos vies qui en sont pourtant démunies : se demander pardon, par exemple. Dans cette cérémonie entre les deux amies, j’ai pensé qu’il fallait un témoin pour que cette réconciliation ait de la valeur. Le témoin représente le monde entier. Y compris dans l’amitié, il y a une continuité citoyenne. Et inversement, le monde entier doit nous aider à prendre soin de nos amitiés.

« Je suis quelqu’un de très frontal. Au cinéma, je dois déguiser ma frontalité pour qu’elle fasse mouche. Sinon, je vais parler aux gens qui sont d’accord avec moi et énerver les autres. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Le film développe un discours politique qui ne se cache pas. Le revendiquez-vous, alors qu’il est de bon ton au cinéma d’être davantage dans la suggestion ?

Pourquoi est-il devenu à la mode d’affirmer que l’artiste ne doit pas prendre parti ? Je ne comprends pas cette injonction : montrer mais ne rien dire. Un artiste fait ce qu’il veut ! Après, je dois tout mettre en œuvre artistiquement pour être à la hauteur de mon intention. Il faut être inventif ! Je n’ai aucun goût pour les tracts filmés. Je ne vais pas arriver avec mes gros sabots et délivrer ce que je pense être le vrai pour l’imposer. Certes, je suis quelqu’un de très frontal. Au cinéma, je dois déguiser ma frontalité pour qu’elle fasse mouche. Sinon, je vais parler aux gens qui sont d’accord avec moi et énerver les autres. J’essaie de créer une communauté de réflexion avec le public en inventant un cinéma que j’espère accueillant, populaire et facile d’accès.

Votre cinéma est anticonformiste et se distingue nettement du cinéma d’auteur mainstream…

Il y a en effet beaucoup de choses atypiques dans mes films. Par exemple, le fait que le casting ne compte pas de têtes d’affiche a des conséquences multiples. Qui plus est, les interprètes du film n’ont pas 20 ans. Or, aujourd’hui, on va accepter un projet avec des inconnus si le sujet a une grosse thématique identifiable ou si on peut poser un regard de Pygmalion et s’exclamer : voici la nouvelle Béatrice Dalle ! Voici le nouveau Vincent Lindon ! La curiosité, en tant que telle, est fragile.

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