Stupéfiants : « La prohibition est un échec total »

Dans son travail de recherche et de vulgarisation, l’historienne des psychotropes Zoë Dubus retrace l’histoire des politiques répressives et explore les alternatives possibles, en défaisant les idées reçues sur les stupéfiants.

Thomas Lefèvre  • 5 février 2025 abonné·es
Stupéfiants : « La prohibition est un échec total »
Manifestation contre la prohibition de l’alcool à New York en 1933.
© Austrian Archives / IMAGNO / APA-PictureDesk via AFP

Et si on faisait fausse route ? Historienne de la médecine et spécialiste des psychotropes, Zoë Dubus revient sur le contexte et les conséquences des politiques prohibitionnistes en France. Alors que les préjugés sur les usagers de stupéfiants sont tenaces, elle défend une refonte complète des politiques publiques en la matière et plébiscite une approche de réduction des risques.

Le mot « drogue » a-t-il une définition claire ?

Zoë Dubus : Non. Ce terme est extrêmement flou et stigmatisant. On utilise souvent le mot « drogue » pour désigner les substances consommées par les autres, et c’est pourquoi l’alcool est rarement considéré comme tel. Une notion d’addiction y est aussi généralement attachée, alors même que les psychédéliques, par exemple, ne sont pas addictifs. En tant que chercheuse, je n’emploie jamais ce mot, sauf pour le critiquer. Je préfère parler de psychotropes, c’est-à-dire toutes les substances modifiant l’état de conscience, ou employer le terme juridique de stupéfiants, qui caractérise les psychotropes illégaux.

(Photo : DR.)

Depuis quand utilise-t-on des psychotropes ?

L’usage des psychotropes remonte à plusieurs millénaires. Le pavot à opium, par exemple, n’existe plus à l’état sauvage, ce qui montre une domestication très ancienne. Certaines découvertes récentes montrent que la bière et d’autres substances fermentées étaient consommées dès les débuts de la sédentarisation. Ce lien historique entre humanité et psychotropes montre que leur usage n’est pas une anomalie, mais bien une composante fondamentale de nombreuses civilisations. L’approche actuelle, qui criminalise l’usage de certains produits, repose sur des considérations politiques.

Le débat public français tourne uniquement autour de la répression. D’où vient cette diabolisation ?

En France, la condamnation de certaines substances commence à la fin du XIXe siècle. La médecine, en pleine professionnalisation, découvre le phénomène d’addiction avec l’utilisation croissante de la morphine. Pour se dédouaner et garder leur légitimité, les médecins transfèrent la responsabilité sur les patients en créant la figure du drogué. Un paresseux à la recherche de plaisirs simples. Par ailleurs, si on peut acheter son cannabis ou sa cocaïne à l’épicerie, on n’a pas besoin de consulter un médecin pour avoir accès à la substance, donc le corps médical met en place une situation de monopole dès 1916.

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Seules les pharmacies peuvent vendre certains psychotropes, prescrits par des médecins. Pour que cette stratégie soit efficace, ces derniers vont instaurer l’idée que tout le monde n’est pas capable d’avoir une consommation responsable et que ces substances sont dangereuses. En parallèle, le discours prohibitionniste se durcit au XXe siècle, notamment sous l’influence des États-Unis, qui imposent une vision très répressive des stupéfiants à l’échelle internationale. La « guerre contre la drogue » menée par Nixon dans les années 1970 a accentué cette logique de stigmatisation des usagers.

La peur de normaliser l’usage de stupéfiants prime sur les considérations sanitaires.

Est-ce une stratégie efficace pour répondre aux problèmes sanitaires et sociaux posés par les drogues ?

Toutes les études montrent que la prohibition est un échec total : elle rend les substances plus dangereuses, accroît la marginalisation des usagers et alimente un marché noir incontrôlable. Depuis les années 1970, un consensus scientifique existe sur l’inefficacité des politiques répressives. C’est un échec sanitaire, économique et social. En France, le modèle prohibitionniste s’accompagne d’une criminalisation des usagers, qui sont davantage poursuivis que les trafiquants. Ce paradoxe aggrave les inégalités sociales et comporte une dimension raciste, car les populations les plus précaires et racisées sont les premières ciblées. Dans d’autres pays, comme le Portugal, la dépénalisation a permis de réduire le nombre d’overdoses et d’améliorer la prise en charge des consommateurs.

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Vous défendez la réduction des risques. En quoi consiste cette approche ?

La réduction des risques est née dans les années 1980, notamment avec la crise du sida. Face à l’inaction des pouvoirs publics, des collectifs d’usagers ont commencé à diffuser eux-mêmes des conseils de consommation plus sûre. Il s’agit de prévenir les overdoses, les infections, et d’informer sur les dosages et les interactions entre substances. Cette approche a prouvé son efficacité : depuis son introduction, la mortalité liée aux psychotropes a significativement diminué dans les pays qui l’ont adoptée. En France, les salles de consommation à moindre risque restent rares et controversées, malgré les résultats positifs observés à l’étranger. La peur de normaliser l’usage de stupéfiants prime sur les considérations sanitaires.

Il faudrait nationaliser la production et la vente de tous les psychotropes, y compris l’alcool et le tabac.

Faut-il légaliser toutes les substances dans ce cas ?

Je vais plus loin : il faudrait nationaliser la production et la vente de tous les psychotropes, y compris l’alcool et le tabac. Si l’État gère tout, on évite le marketing agressif qui pousse à la consommation. On pourrait aussi mettre en place un système de permis, comme pour la conduite, afin d’assurer une consommation informée et responsable. Pour ce qui est des inégalités sociales, certains pays ont expérimenté des modèles intéressants, comme à New York, où les anciens condamnés pour trafic de cannabis ont été les premiers à recevoir une licence pour de la vente légale.

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Cette nationalisation permettrait aussi de mieux encadrer les prix et d’assurer un accès équitable à des substances de qualité, réduisant les risques sanitaires liés aux produits coupés vendus sur le marché noir. Elle favoriserait enfin une régulation plus fine des usages problématiques, en intégrant des campagnes de prévention et d’accompagnement adaptées.

Après avoir été interdits pendant des décennies, les psychédéliques font leur grand retour en recherche médicale. Pourquoi ce revirement ?

C’est un cycle récurrent dans l’histoire des psychotropes. Un produit suscite un grand enthousiasme médical, puis il est interdit et diabolisé avant d’être redécouvert. Aujourd’hui, les psychédéliques sont étudiés de nouveau car nous sommes dans une impasse thérapeutique pour certaines pathologies comme la dépression résistante et le stress post-traumatique. Les études des années 1950 et 1960 avaient déjà montré des résultats prometteurs, mais elles avaient été interrompues par la prohibition. Il faudra encore du temps avant une réhabilitation complète, mais l’évolution est en marche.

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Société
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Stupéfiants : cultiver la prévention
Temps de lecture : 6 minutes

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