« La gauche paysanne doit toucher ceux qui ne partagent pas toutes ses revendications »

Les élections des chambres d’agriculture ont eu lieu fin janvier et vont bouleverser le paysage syndical pour six ans. Spécialiste des mondes agricoles depuis vingt ans, le sociologue François Purseigle livre une analyse rigoureuse des résultats de ce scrutin.

Vanina Delmas  • 12 février 2025 abonné·es
« La gauche paysanne doit toucher ceux qui ne partagent pas toutes ses revendications »
© DR

François Purseigle  est professeur des universités en sociologie à l’Institut national polytechnique de Toulouse et dirige le département de sciences économiques, sociales et de gestion de l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse (INP-Ensat). Il a obtenu un diplôme d’ingénieur en agriculture à l’ISA de Lille, puis s’est tourné vers la sociologie de ce monde agricole en mutation, en consacrant ses premières années de recherche à l’étude de l’engagement et du comportement syndical et politique des agriculteurs français.

Les résultats des élections professionnelles (voir encadré ci-dessous) permettent-ils d’affirmer que nous assistons à une recomposition inédite du paysage syndical agricole ?

François Purseigle : Nous assistons surtout à une confirmation de la fragmentation du paysage professionnel et finalement de l’éclatement des positions syndicales. Celui-ci n’est pas nouveau, puisqu’on le percevait déjà dans les années 1990 avec la naissance de la Coordination rurale (CR) (1), mais on constate qu’il est bien installé. Nous assistons aussi à une tripartition organisationnelle syndicale qui fait écho à une tripartition idéologique, qu’on retrouve plus globalement dans la société française. Les trois organisations en tête incarnent trois manières de penser l’agriculture et trois positionnements politiques : les FNSEA et les Jeunes agriculteurs (JA) sont plutôt des pro-européens mais aussi des conservateurs plutôt de centre droit, ceux de la CR sont des conservateurs agrariens identitaires et pour la Confédération paysanne (CP), ce sont plutôt des écolos-sociaux alternatifs.

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La CR est née en 1991, dans le Gers, à l’initiative de trois dissidents de la FNSEA, et en réaction à la réforme de la politique agricole commune européenne qui visait à réduire les prix garantis aux producteurs.

ZOOM : Les premiers résultats des élections

Selon les premiers résultats des élections professionnelles agricoles pour le collège 1 (chefs d’exploitation et assimilés), l’alliance FNSEA-JA conserve la majorité des chambres d’agriculture, mais n’a pas remporté 50 % des voix au niveau national. La surprise vient de la Coordination rurale, qui remporte 14 chambres : l’Indre-et-Loire, le Cher, la Dordogne, la Charente, la Charente-Maritime, la Gironde, les Ardennes, la Lozère, le Tarn, le Loir-et-Cher, le Gard, le Gers ainsi que la Vienne, la Haute-Vienne et le Lot-et-Garonne, déjà acquises en 2019. La Confédération paysanne n’a gagné que les chambres de l’Ardèche et de la Guyane, et conserve provisoirement la chambre de Mayotte. En Corse, c’est la liste A l’iniziu una terra, soutenue par la Confédération, qui l’emporte.

Pourquoi la Coordination rurale a-t-elle réussi une percée inédite avec 14 chambres d’agriculture ? Quels seront ses principaux défis ?

Dans le Sud-Ouest, il y a vraiment une vague de la CR, essentiellement sur des terres en colère et parfois même en crise. La carte du vote CR est celle d’une France agricole qui a vu disparaître des outils industriels, des laiteries, des ateliers de transformation, des abattoirs… Ce n’est pas simplement la carte d’une agriculture qui va mal, mais celle de toute une économie agricole qui est en difficulté. Des particularités locales expliquent certaines victoires mais le contexte national peut également expliquer des victoires surprises dans certains départements comme la Lozère ou le Tarn, alors que les équipes en place de la FDSEA étaient plutôt bien installées.

La Coordination rurale marque des points sur des terres qui ne sont pas historiquement d’extrême droite.

Maintenant, il faudra observer si elle gagne la présidence d’une chambre régionale et, surtout, si elle a de véritables solutions à proposer. S’opposer à la FNSEA et dénoncer la cogestion ne fait pas un programme ! La Confédération paysanne conteste également l’hégémonie de la FNSEA, mais elle défend un contre-projet structuré et bien pensé idéologiquement. Pour la CR, on peine à percevoir son projet économique et sa capacité à accompagner certains changements.

La Confédération paysanne a remporté la chambre d’agriculture d’Ardèche et de Guyane – et conserve celle de Mayotte car les élections ont été reportées d’un an à cause du cyclone Chido – mais peine tout de même à percer. Comment l’expliquer ?

On le voit, la colère agricole vient davantage nourrir le pôle des conservateurs agrariens et identitaires de la CR que l’autre pôle minoritaire qui est celui de la gauche paysanne avec la Confédération paysanne, et le Modef (2). La CP n’a pas engrangé les résultats escomptés, malgré les victoires dans deux départements, elle fait quasiment le même score qu’en 2019. Le contre-projet porté par la gauche paysanne ne fait pas recette. Et, en discutant avec certains représentants du syndicat, je me demande si finalement une partie de la gauche paysanne souhaite réellement remporter ces élections.

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Mouvement de défense des exploitants familiaux.

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Le drame de la gauche paysanne est sa difficulté à s’adresser aux agriculteurs qui sont en colère, et qui ne partagent pas toutes ses revendications. La gauche paysanne peut-elle se contenter de s’adresser à sa cible, c’est-à-dire une population plutôt d’agriculteurs très bien formés à la sobriété heureuse, qui a choisi la petite agriculture, etc. ? Si elle veut gagner, il y a un enjeu majeur à toucher des gens qui ne partagent pas complètement sa conception de l’agriculture, mais qui sont en crise et à qui on doit apporter des réponses. Sinon, elle laisse ces personnes se tourner vers la CR.

Peut-on dire que la CR a grappillé des voix à la gauche ?

Peut-être que le succès de la CR tient aussi au fait qu’on ne s’est pas intéressés suffisamment à ceux qui avaient besoin d’attention. Certains agriculteurs ne se retrouvent ni dans la gauche paysanne ni dans la CR. Par exemple, les Ultras de l’A64 en Haute-Garonne, représentés par Jérôme Bayle – liste indépendante qui a remporté la chambre d’agriculture – ne sont pas des réactionnaires. Ce sont des gens qui se pensent sans solution, et qui ont émergé sur un territoire historiquement socialiste. Il existe tout un pan d’agriculteurs qui cherchent à défendre avec fierté leur métier, sans forcément changer le monde mais veulent juste être sûrs d’être là demain. Et ceux-là se sentent totalement délaissés.

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La gauche paysanne s’adresse-t-elle uniquement à ceux qui veulent changer le monde ou aussi à ceux qui se pensent abandonnés ? C’est une vraie question politique. La carte de la Coordination rurale peut se superposer en partie sur la carte des territoires agricoles qui vieillissent, des territoires intermédiaires, qui est historiquement la France rurale et agricole plutôt de gauche. Ce n’est pas la France qui vote Jordan Bardella. On souligne souvent, et moi le premier, le tropisme des adhérents de la CR pour l’extrême droite. Or, les résultats de ces élections professionnelles doivent nous interpeller sur le fait que la CR marque des points sur des terres qui ne sont pas historiquement d’extrême droite.

Qu’en est-il pour l’alliance FNSEA-JA qui a reconnu une « victoire […] sans aucun triomphalisme » mais qui garde tout de même la main sur 80 % des chambres d’agriculture départementales ?

Aucun des élus locaux JA et FNSEA avec lesquels j’ai discuté ne nient un certain revers pour leur syndicat, notamment dans le Sud-Ouest. La CR a effectivement gagné 10 points depuis 2019 et la FNSEA-JA en a perdu 5. Malgré tout, près de 47 % des voix sont encore pour la FNSEA. La CR n’a pas complètement renversé la table. De plus, si vous regardez de près les listes autonomes, elles sont souvent composées de dissidents de la FNSEA. Conclusion : il n’y a pas de rupture en termes
de modèle de développement agricole et économique.

ZOOM : Publications

Une agriculture sans agriculteurs, Bertrand Hervieu, François Purseigle, Presses de Sciences Po, 2022.

Le Nouveau Capitalisme agricole. De la ferme à la firme, François Purseigle, Geneviève Nguyen, Pierre Blanc, Presses de Sciences Po, 2017.

Sociologie des mondes agricoles, Bertrand Hervieu, François Purseigle, Armand Colin, 2013.

Quelles sont les différences majeures entre la FNSEA et la CR ?

Il est assez difficile de pointer des différences majeures entre la FNSEA et la CR, et de toute façon la CR vient puiser dans le réservoir de voix de la FNSEA. Qu’on le partage ou pas, le projet de la FNSEA en termes de développement est clair et historiquement connu. Celui de la CR, c’est plus flottant. Ses membres affirment vouloir défendre l’autonomie des agriculteurs, lutter contre un soi-disant « agricide » et l’effacement démographique mais ne disent pas grand-chose sur leur conception du développement technique, leur rapport aux circuits courts, à l’agriculture biologique… La CR se cherche entre souverainisme et libéralisme.

Nous assistons à la colère d’un monde agricole qui ne veut pas mourir.

Un mot revient inlassablement depuis plusieurs mois : « colère ». Mais selon vous, cela ne provient pas d’une crise mais d’une gronde, comme vous l’écrivez dans un article de la revue Esprit.

Nous avons aujourd’hui des secteurs de l’agriculture française qui ne sont pas en crise : le lait, les filières bovine et porcine. Nous avons donc une colère car il y a une difficulté flagrante à voir le cap à suivre. Les agriculteurs sont évidemment inquiets par les impacts du changement climatique et les aléas économiques, donc ils cherchent des mécanismes assurantiels plus performants. Le changement ne leur fait pas forcément peur mais ils ont besoin qu’on leur assure la présence d’un coussin de sécurité car à chaque changement ils prennent le risque de tout perdre, et cela crée de la colère.

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Celle-ci renvoie à la dénonciation d’un système, à la volonté d’être rémunéré au juste prix, aux exigences réglementaires qui ne correspondent pas à ce qu’ils vivent et qui est donc compliqué à mettre en œuvre. Ils se sentent désarmés. Et cela est présent chez tous les profils d’agriculteurs. Dans une étude menée avec Pierre-Henri Bono en avril 2024 sur la colère des agriculteurs, nous avions observé que tous les registres se mêlaient dans les discours. En revanche, on comprenait qu’ils n’attendaient pas tous la même chose, et les résultats des élections l’ont confirmé. Les électeurs de la CR attendent avant tout la défense d’une identité, d’un métier avant un quelconque changement de leur part.

Le monde agricole est dans une sorte de malaise permanent puisqu’il a connu de multiples mutations profondes. En quoi est-ce différent en ce moment ?

J’interprète la colère actuelle comme étant la négation de certains changements ou la volonté de s’opposer à des changements. Les mutations que j’observe et que je décris en tant que chercheur en termes de démographie, de structures, de controverses ne sont pas voulues par une grande partie de l’agriculture. La plupart des changements en cours leur échappent. Nous assistons à la colère d’un monde agricole qui ne veut pas mourir. Il y a quand même des questions structurelles auxquelles personne n’a répondu, alors qu’il aurait fallu le faire il y a dix ou quinze ans. Ils en payent le prix aujourd’hui.

François Purseigle
« C’est une profession qui a le vertige car elle se retrouve aujourd’hui en haut du précipice, et qu’elle n’est pas sûre d’avoir un parachute si elle tombe. » (Photo : DR.)

Sur la question de la protection de l’environnement, je pense qu’ils la prennent en considération à partir du moment où ils savent qu’il y aura des mécanismes financiers de compensations si jamais cela ne fonctionne pas. Mais ils se sentent bien souvent seuls dans la gestion de cette injonction car ils estiment qu’on leur fait courir un risque de plus. Il faut comprendre que les incertitudes volent en escadrille autour de la majorité des agriculteurs qui doivent composer avec les moyens du bord car leurs gamins ne travaillent plus sur l’exploitation, qu’ils doivent à la fois vendre leurs produits à côté de chez eux tout en faisant tourner la ferme, gérer la paperasse liée aux exigences réglementaires…

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C’est une profession qui a le vertige car elle se retrouve aujourd’hui en haut du précipice, et qu’elle n’est pas sûre d’avoir un parachute si elle tombe. Ils n’ont pas tous envie de conquérir le monde, d’être des spéculateurs sur les marchés internationaux ou des grands productivistes. Mais ils veulent que leurs exploitations soient confortées avant de changer, c’est-à-dire gagner un salaire décent, pouvoir compter sur des voisins, des salariés à certains moments de l’année, avoir une personne pour reprendre la ferme à l’approche de la retraite.

Les agriculteurs sont de plus en plus isolés les uns des autres et l’éclatement actuel du paysage syndical en est une conséquence.

Ils ont envie de faire ce métier parce qu’il est ancré dans leur territoire, parce que c’est un héritage familial. Est-ce qu’on ne peut pas imaginer les accompagner différemment dans ces changements ? Je pose la question, et notamment à la gauche paysanne, qui appelle au changement de modèle, mais qui ne convainc pas actuellement.

Le cœur du malaise ne viendrait pas de la méconnaissance du monde agricole par les citoyens et les politiques ?

On assigne aujourd’hui aux agriculteurs des images, des situations, des réalités qui ne sont plus les leurs. Ils se sentent en dehors de tout et cela crée de la colère. La méconnaissance est également de plus en plus forte entre agriculteurs ! Je suis frappé d’entendre de nombreux agriculteurs me raconter leur isolement et qu’ils ont attendu les dernières manifestations pour savoir ce que le voisin faisait concrètement sur le plan technique, etc. Ils sont de plus en plus isolés les uns des autres et l’éclatement actuel du paysage syndical en est une conséquence. Ce sont des mondes qui ne se regardent plus, qui ne se parlent plus, qui ne cherchent plus à se parler.

Comment trouver des réponses politiques face à une profession aussi divisée et diversifiée ?

Disons que des politiques économiques seules ne résoudront pas les problèmes des agriculteurs. Leurs difficultés relèvent de politiques sociales, territoriales, et même industrielles à l’échelle de certains territoires. Il y a aussi un enjeu à restructurer politiquement certaines filières à l’échelle locale pour faire accepter les changements. Par exemple, une éleveuse qui s’installe sur une très petite exploitation en Ariège m’a raconté devoir faire une heure et demie de voiture pour faire transformer son lait en fromage, et un autre éleveur m’a confié devoir faire autant de voiture pour emmener ses bêtes à l’abattoir.

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Vous ne pouvez pas répondre aux attentes des agriculteurs du sud de la Haute-Garonne comme à celles des agriculteurs des Ardennes ou de la Basse-Normandie, donc c’est un véritable travail de dentellière à mener. Mais avant cela, il faut absolument que tout le monde soit d’accord sur le bon diagnostic. Finalement, c’est parce qu’on diagnostique notre agriculture comme étant encore familiale qu’elle est encore malade. À l’inverse, c’est parce que les ruptures sont fortes que ça tangue ! Mais il ne faut rien mettre sous le tapis parce qu’aujourd’hui encore, en 2025, la question agricole reste vitale, tout comme celles de l’alimentation et de l’aménagement du territoire, et le désir d’agriculture est toujours là.

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