« Praesentia », sensibilité organique

L’exposition invite à explorer l’œuvre protéiforme de Myriam Mihindou qui, empreinte de plusieurs cultures, affirme une intense présence au monde et traduit un souci extrême du vivant.

Jérôme Provençal  • 19 février 2025 abonné·es
« Praesentia », sensibilité organique
« Service » (détail), 2000 – 2024, fourchettes, cuillères en argent et acier, terre crue, céramique, verre, quartz, carbone, émail, dimensions variables, permission de l’artiste et galerie Maïa Muller (Paris), co-production Crac Occitanie et Palais de Tokyo.
© Aurélien Mole

Praesentia, au Crac Occitanie, à Sète, jusqu’au 4 mai.

En activité dans la sphère de l’art contemporain depuis les années 1990, Myriam Mihindou – née en 1964 d’un père gabonais et d’une mère française – développe un corpus dans lequel se croisent sculptures, installations, photos, vidéos, dessins, performances et pièces mixtes. Ayant grandi au Gabon, elle a vécu plus tard à La ­Réunion, au Maroc et en Égypte avant de s’installer durablement en France métropolitaine. Plurielle, sa pratique a évolué au fur et à mesure, enrichie de toutes ses expériences humaines et culturelles.

« Cette mutation est inévitable : en passant d’un lieu à l’autre, on change de langue, d’espace, de politique, constate Myriam Mihindou. On porte un regard beaucoup plus large sur le monde et on apprend de chaque territoire. » En 2022, elle a reçu pour l’ensemble de son œuvre le prix annuel décerné par la fondation Aware (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions), laquelle a pour mission de valoriser et (re)visibiliser les artistes féminines. À la suite de cette récompense, un ambitieux projet curatorial s’est monté sous l’impulsion conjointe du Palais de Tokyo, à Paris, et du Centre régional d’art contemporain (Crac) Occitanie, à Sète.

Ayant appris plusieurs langues dans mon enfance, j’ai vraiment ressenti le besoin de décortiquer les mots

M. Mihindou

Coproduite par la fondation Aware, l’exposition monographique – couvrant environ vingt-cinq ans de création – qui en résulte, « Praesentia », a ainsi été conçue et réalisée de bout en bout par les deux institutions partenaires, en dialogue étroit avec Myriam Mihindou. D’abord présentée au Palais de Tokyo (d’octobre 2024 à janvier 2025), elle investit maintenant le Crac, avec un corpus d’œuvres un peu plus important et une scénographie adaptée aux vastes espaces du lieu – 1 200 mètres carrés au total.

Nuées poétiques et graphiques

En début de parcours, sur l’un des murs de la première salle, se détache en particulier Videre, œuvre donnant à voir ce mot (qui signifie justement « voir » en latin) tressé et sculpté en fil de cuivre. Elle émane de la série Langues secouées (2015-2021), qui se déploie plus largement dans une autre salle, où des mots – en français, latin, espagnol, punu (une des langues parlées au Gabon) – s’agrègent sur deux murs, en nuées poétiques et graphiques. Une composante essentielle du travail artistique de Myriam Mihindou réside en effet dans la confrontation intime avec le langage.

« Ayant appris plusieurs langues dans mon enfance, j’ai vraiment ressenti le besoin de décortiquer les mots, de comprendre la différence entre le sens et l’émotion, d’identifier les racines et de redéfinir des espaces imaginaires», explique-t-elle à ce sujet. Videre apparaît, par ailleurs, emblématique dans la mesure où le cuivre est vecteur d’énergie (une notion cruciale pour Myriam Mihindou) autant que porteur d’histoire – ce matériau ayant fait l’objet d’une extraction féroce par les empires coloniaux.

À mes yeux, tous les maillons du vivant – l’humain, l’animal, le végétal, l’eau, l’air, etc. – sont liés inséparablement, sans hiérarchie.

M. Mihindou

La violence de l’exploitation de la Terre se matérialise aussi métaphoriquement à travers Service (2000-2024), ample installation composée de six grandes tables blanches sur lesquelles s’alignent des pièces d’argenterie – fourchettes et cuillères – à l’ancienne, piquées ou entrelacées de morceaux de terre, crue ou cuite. «À mes yeux, tous les maillons du vivant – l’humain, l’animal, le végétal, l’eau, l’air, etc. – sont liés inséparablement, sans hiérarchie, pour permettre une existence commune, souligne Myriam Mihindou. Toute ma pensée s’articule autour de cette conception du monde. La terre est notre berceau, notre sol, notre nutriment. N’y a-t-il pas une manière de penser autrement la manière d’extraire, de façon moins toxique et plus organique, en respectant mieux l’ensemble du vivant ?»

Dans le même mouvement de pensée, sa démarche créatrice véhicule un désir fondamental de réparation et de soin. On le décèle par exemple dans la vidéo Fighting (2018), qui montre deux performeuses en quête de transe libératrice, et dans les photographies de la série Déchoukaj’ (2004-2006), images en négatif saisies lors d’un rituel cathartique en Haïti, qui révèlent des corps fantomatiques nimbés d’éclats presque magiques.

Une attention à l’autre et au vivant

Cette attention à l’autre et au vivant se manifeste avec une envergure maximale dans la dernière salle, aux volumes imposants. Ses deux principaux murs sont parsemés de multiples Fleurs de peau (1999-2024), sortes d’amulettes qui se composent de morceaux de savon (ou d’autres matériaux) modelés et noués à des cordelettes, elles-mêmes fixées au mur par des clous. Installation suspendue entre les deux murs, Aer bulla (2024) fait apparaître ces deux mots – sculptés en tige d’aluminium – près de bulles en verre soufflé : une évocation aérienne de la bulle, à la fois comme entité protectrice et partie élémentaire de tout l’écosystème terrestre.

La visite se termine en (re)passant devant l’œuvre Praesentia, placée sur un mur en préambule de l’exposition : déjà et encore un mot, brodé en tige d’aluminium, qui boucle parfaitement la boucle d’un parcours ritualisé au terme duquel chaque personne peut éprouver en soi une présence au monde accrue, différente de celle qui était la sienne au démarrage.

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Exposition
Temps de lecture : 5 minutes