Immigration, « la banalisation du drame »
La politiste Catherine Wihtol de Wenden appelle avec force à un sursaut contre la démagogie illibérale, qui devrait réunir le politique, le savant et l’opinion publique. Et faire barrage aux passions et à la haine.
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© Eric Broncard / Hans Lucas / AFP
Immigration. Indifférence, indignation, déshumanisation, Catherine Wihtol de Wenden, Autrement, coll. « Haut et fort », 160 pages, 19 euros.
Dans un ouvrage assez personnel, au ton parfois vif, Catherine Wihtol de Wenden, chercheuse émérite à Sciences Po (Ceri-CNRS), souligne l’indifférence et la déshumanisation à l’encontre des migrants portées par les partis d’extrême droite, suivis de près à droite, voire au-delà.Elle dénonce surtout leur déni des réalités, ainsi que leur ignorance des travaux et propositions des chercheur·ses et des associations.
Vous parlez de « déshumanisation » et d’« indifférence » par rapport au sort des migrants. Que dire, en la matière, des pays qui jadis furent des pays d’émigration, comme l’Italie, la Grèce ou même les États-Unis, et maltraitent aujourd’hui les migrants ?
Catherine Wihtol de Wenden : Il y a selon moi plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, on peut remarquer que les anciens migrants, installés depuis trente ou quarante ans, se préoccupent bien peu de ce qui se passe en Méditerranée. Ce n’est pas leur sujet de préoccupation (ou rarement). Ensuite, pour prendre l’exemple de l’Italie (mais c’est vrai ailleurs), je crois qu’on ne retenait des émigrés que les belles histoires, celles de leurs réussites qui embellissaient l’histoire nationale. Et, d’une certaine façon, cela fonctionne toujours ainsi : celui qui a réussi à s’établir donne évidemment envie à d’autres, au pays, de « tenter leur chance ».
Enfin, les thèmes autour de l’immigration changent. Auparavant, on parlait de droit à la différence, de respect de l’autre ; maintenant, on parle essentiellement de contrôle des frontières, de limites d’accès à nos pays plus riches. En outre, une information en chasse une autre très rapidement. Les morts en Méditerranée existent, mais il y a aussi ceux en Ukraine, à Gaza, en Syrie… Comme une banalisation du drame par rapport à d’autres.
Un certain nombre d’apports des migrations sont invisibilisés.
Comment expliquer ce que vous appelez la « politisation outrancière » de la question migratoire ?
Il est incontestable que les outrances politiques sur l’immigration sont de plus en plus nombreuses et surtout irraisonnées. La politique de l’Union européenne elle-même contribue fortement aux crispations répétées sur cette question, notamment en définissant ses frontières, ses zones de contrôle et même la « délocalisation » des rétentions pour ceux à qui elle refuse l’entrée. Mais aussi en décidant qui a le droit de voyager, même pour le travail. En outre, il y a évidemment les partis illibéraux, de plus en plus écoutés, dont le discours consiste à faire la guerre aux migrants.
Et la place faite aux propos de l’extrême droite ne cesse de croître, obsédant de plus en plus les responsables politiques. Or, si l’on examine les sondages et les réactions dans l’opinion publique, on observe un résultat très contradictoire. Si 65 % des Français disent « se méfier » des migrants, 68 % ne voient pas d’un mauvais œil les mariages mixtes. Et lorsqu’on observe le monde du sport, les joueurs des clubs de football ou les athlètes des JO de 2024, on oublie tous les discours de haine ou d’indifférence. C’est pareil dans le domaine culturel, la mode ou le rap. Un certain nombre d’apports des migrations sont invisibilisés.
Il est pourtant plus facile de voyager. Mais les pays riches, lieux de destination des migrants, cherchent à limiter toujours plus les arrivées, alors qu’ils ont besoin de main-d’œuvre, donc d’immigrés. Comment expliquer ce paradoxe ?
C’est là encore tout à fait contradictoire ! L’inégalité entre le Nord global et le Sud global est criante, car les ressortissants du Sud ont besoin de visas. C’est une sorte d’assignation à résidence du Sud par le Nord. Si l’indignation – pour reprendre un mot cher à Stéphane Hessel – des associations défendant la cause des sans-papiers est vive, elle est en général invisible pour des décideurs, surtout à droite, qui louchent bien plus vers les électeurs de l’extrême droite, quand les migrants ne sont pas des électeurs. Cette tentation est nette depuis Nicolas Sarkozy, alors que ce n’était pas le cas à l’époque de Jacques Chirac. Et alors que cette droite qui lorgne vers l’extrême droite ne gagne pas, ou bien peu, son électorat.
La contradiction est patente avec toutes les études des économistes, rappelant sans cesse les besoins de main-d’œuvre du Nord, et le montant des transferts financiers des immigrés du monde entier, qui s’élève à 670 milliards de dollars chaque année. Soit plus du double de l’aide au développement ! Et il y a, en quelque sorte, péril en la demeure, vu notamment la chute démographique en Europe : on manque de médecins, d’infirmières, d’auxiliaires de vie, d’ouvriers dans le BTP, de salariés dans la restauration, etc. La politique du Nord est donc bien celle d’une « déshumanisation des immigrés » – terme employé aussi par le Haut-Commissaire de l’ONU à Genève.
Les politiques sont dans une méconnaissance abyssale des faits, dans un amateurisme.
Dans un monde marqué par les guerres, le dérèglement climatique, la pauvreté, les coups d’État, qui obligent les gens à l’exil, vous écrivez : « Plus on ferme les frontières, plus les trafics augmentent ! »
En effet. C’est exactement comme pour les drogues, ou l’alcool dans les années 1920-1930 aux États-Unis. La fermeture ne dissuade en rien. Ni la politique de militarisation des frontières. Mais cela fait fleurir les économies du passage, surtout illicites. Avec une somme de violences et d’atteintes aux droits humains inimaginable ! On se croirait au Moyen Âge, avec des viols, de la prostitution, de l’esclavage. Comme en Libye, avec des violences inouïes, qui s’enrichit avec cette économie du passage.
Vous soulignez le dénigrement des acquis et des propositions des chercheurs et des associations. Comment expliquer les « crispations » sociales et identitaires que montre le vote d’extrême droite ?
Plusieurs numéros de la revue Esprit ou François Héran, depuis sa chaire sur les migrations au Collège de France, ont souvent expliqué que ces deux mondes, chercheurs et associations d’un côté, politiques de l’autre, ne se connaissent pas, n’échangent pas. Or je puis dire, avec modestie, que nous, les chercheurs, nous connaissons les enjeux et les réalités par nos travaux sur le terrain, nos analyses, les données que nous produisons. Les politiques, eux, sont dans une méconnaissance abyssale des faits, dans un amateurisme (pour reprendre un mot de François Héran) sur ces questions : ils ne connaissent pas les travaux des universitaires.
Ce qui est renforcé en France du fait qu’ils ont en général fait l’ENA et d’autres grandes écoles, contrairement aux autres pays, où la plupart vont à l’université. Ils croient ainsi que nous, les universitaires, sommes d’étranges gauchistes, sinon islamo-gauchistes. Leur ignorance est frappante, comme avec l’opposition qu’ils mettent en avant entre droit du sol et droit du sang – alors que la France a un système mixte. Et ce n’est certainement pas le seul droit du sol qui fait venir les gens à Mayotte ! Il serait donc temps que les politiques se plongent dans les études, rapports et enquêtes des chercheurs et associations, au lieu de rester – vainement – obnubilés par les discours ignorants de l’extrême droite.
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