Renouer avec l’émancipation !

L’historienne Michèle Riot-Sarcey s’interroge, dans un ouvrage ambitieux et innovant, sur les transformations des luttes pour l’émancipation des individus, des classes sociales et des minorités.

Olivier Doubre  • 19 février 2025 abonné·es
Renouer avec l’émancipation !
Le 1er juin 2024, lors de la 9e édition du Sérial Kickerz, un festival international de la danse hip-hop.
© Claude Clin / Hans Lucas / AFP

Mais où est passée l’émancipation ? Michèle Riot-Sarcey, éditions du Détour, 144 pages, 16,90 euros.

Émancipation : « action d’affranchir ou de s’affranchir d’une autorité, de servitudes ou de préjugés ». Synonyme : « libération ». Contraire : « Tutelle (mise en) ; asservissement ; soumission ». La définition du vieux dictionnaire Robert, édition de 1993 dirigée par Alain Rey, ne laisse aucune hésitation. Le terme comprend une dimension de dépassement de l’ordre établi, sinon de sa remise en cause.

Si l’on choisit ici de citer la définition d’un dictionnaire des plus classiques, c’est que l’idée même d’émancipation paraît aujourd’hui presque oubliée, ou sortie de nos radars contemporains. Si le mot apparaît dans les textes ou les discours politiques, il est curieusement « presque absent » du langage commun.

Qu’est donc devenue l’idée d’émancipation ? Aurait-elle, à ce jour, été réalisée ? Que signifiait-elle ? Le peuple serait-il enfin parvenu à s’émanciper ? On sourit, évidemment, à cette hypothèse pour le moins farfelue, en ces temps d’hégémonie néolibérale, de retour des fascismes, ou du moins de divers régimes « illibéraux » qui ont cours ces derniers temps. Quid des sans-papiers ? Quid des femmes ? Quid des exilés ? Plus largement, quid de l’autre, de l’immigré, du Juif ? Quid de l’étranger dans ce qui devrait être son pays d’accueil ? Il va sans dire que, dans notre monde, les exploité·es, les discriminé·es, ne sont pas encore parvenus à atteindre une émancipation digne de ce nom. Loin de là !

Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-8, éminente spécialiste du XIXe siècle (et de ses révolutions, en particulier en France), mais aussi des utopies et du féminisme, Michèle Riot-Sarcey revient d’abord, à partir de ses travaux sur les années 1830 en Europe, sur une époque où « l’émancipation du peuple et des femmes » apparut alors comme un « futur accessible ».

L’historienne rappelle ainsi qu’entre 1832 et 1833, au lendemain des Trois Glorieuses – révolution étouffée par la montée sur le trône de France de Louis-Philippe en 1830 –, mais surtout de la révolte des canuts de Lyon, l’émancipation, « à lire les titres de presse » de l’époque, était « à la mode » et « sa conquête figurait en bonne place dans les commentaires des rédacteurs ». Hélas, l’embellie ne fut que de courte durée.

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Mais cet essai ambitieux ne se contente pas de replonger dans la longue durée de l’histoire contemporaine des siècles passés. Michèle Riot-Sarcey s’essaie à décrypter les nouvelles socialités, notamment celles de la jeunesse aujourd’hui, ou au cours des dernières décennies.

À partir de dialogues avec des étudiants et l’étude de leurs travaux, la chercheuse a ainsi pu observer comment, malgré la publicité et autres algorithmes pouvant orienter les échanges d’informations vers un business, les réseaux sociaux sont aussi utilisés pour une vraie recherche d’émancipation, entre dialogues directs au sein de la même génération, mais aussi rencontres dans des espaces où le « souci de soi » passe « principalement par la fête ». Et par la danse, avec une volonté de prendre soin à la fois de son corps et de son esprit dans une démarche que l’on peut à bon droit qualifier d’émancipatrice.

Espace de liberté

D’abord espaces protégés pour les minorités, les clubs, « espaces culturels spécifiques », sont ainsi devenus des « lieux de libération du corps comme de l’expérimentation de la sexualité », et surtout des espaces de sociabilisation importants, où l’on peut « renouer avec son corps ». Le dance floor, avec un DJ en « maître de cérémonie » qui mêle danse et musique, particulièrement techno, devient un espace de liberté « tant le besoin de vider son esprit des contenus générés par les algorithmes apparaît vital à une jeunesse, avide de… s’émanciper ».

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Et l’historienne de citer un des travaux des jeunes qu’elle a rencontrés : « Si les habitudes des jeunes ont énormément changé ces dernières années, il en est une qui semble intemporelle : la danse. » L’émancipation peut donc apparaître là où on ne l’attendait pas a priori, avec une dimension également individuelle désormais !

Si Michèle Riot-Sarcey consacre aussi de nombreuses pages aux luttes – plus collectives cette fois – des minorités ethniques ou sexuelles, des exilé·es, des femmes, dans un mouvement global, il faut saluer cet ouvrage dense et l’effort de son autrice pour s’être ouverte à d’autres formes de recherches d’émancipation. Celles-ci sont fortes et nombreuses. Et l’honneur de la gauche – quand elle veut faire l’effort de se remettre en question – est de les porter.


Les parutions de la semaine

Spectres de Marx, Jacques Derrida, Seuil, 302 pages, édition augmentée*, 25 euros.

*

* Notamment d’un débat inédit avec Étienne Balibar, tenu le 1er février 1994 au Collège international de philosophie.

« Un beau moment d’émulation intellectuelle. » C’est par ce mot qu’Étienne Balibar invite à « retourner [à ce livre], un de ceux qui comptent vraiment dans notre héritage » et qui, à sa parution en 1993 (aux éditions Galilée), fit « l’effet d’un coup de tonnerre des deux côtés de l’Atlantique, suscitant des réactions passionnées aussi bien de la part des philosophes ‘libéraux’ que de la part des ‘marxistes’ de différentes tendances et d’obédience ». C’est que Derrida, disparu il y a vingt ans, remettait la lumière – à un moment bien particulier – sur ces « spectres » de l’auteur du Capital, qui continuent de peupler, sinon de hanter, notre univers de pensée.

Réédité aujourd’hui et parmi ses plus célèbres, ce livre « intempestif » (terme qui fait écho aux lectures de Marx par Daniel Bensaïd) paraît en effet en 1993, soit à peine deux ans après l’effondrement final du « socialisme réel ». Le philosophe y propose une analyse ambitieuse de « l’héritage » de Marx, ou plutôt sa « déconstruction », concept – derridien s’il en est – « fidèle à un certain esprit du marxisme », débusquant, dixit Balibar, « avec éclat et ironie la contradiction insupportable que représentait un discours triomphaliste de la ‘fin de l’histoire’ porté par les théoriciens du néolibéralisme (Francis Fukuyama) ».

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Mais aussi, « dans une inspiration » qui doit beaucoup à Blanchot et à Benjamin, et sans être à tout le moins un ralliement tardif à Marx, il offre, sous le nom de « spectralité », une philosophie du temps historique « qui déplace toute la tradition dialectique ancrée dans les notions de progrès, de développement et même de révolution ». Et Balibar d’en conclure : « C’était une opération politique autant que spéculative [à laquelle Derrida n’a] cessé depuis de réfléchir [et dont il n’a cessé de chercher] l’application, en des temps […] marqués par l’incertitude et par l’urgence. » On se replonge donc avec un appétit et une conviction féroces dans ce grand livre devenu, depuis, un classique.

La question Sartre. Changer de monde, Alain Badiou et Pascale Fautrier, PUF, coll. « Perspectives critiques », 336 pages, 19 euros.

Autre grande figure de la philosophie française, Alain Badiou témoigne ici de sa fidélité à Jean-Paul Sartre, « son premier maître », en tant que « philosophe de l’émancipation ». S’étant éloigné de l’existentialisme sartrien à la fin des années 1960, il puisera néanmoins dans sa « philosophie de l’engagement », après le décès de Sartre en 1980, une ressource majeure, alors que les « années rouges » s’éteignent et que l’offensive néolibérale se déploie. S’ouvrant par trois essais de Badiou sur Sartre, ce volume passionnant, conçu par Pascale Fautrier, proche amie du philosophe, est un « kaléidoscope de textes » restituant l’itinéraire philosophique et l’importance trop souvent déniée aujourd’hui, selon Badiou, de l’auteur des Mots.

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Temps de lecture : 7 minutes

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