Sur le chantier de l’Opéra royal du château de Versailles, « des intérimaires envoyés à la mort »
Ce lundi 10 février s’ouvre à Versailles un procès historique. Près de 16 ans après la grave intoxication au plomb de plusieurs intérimaires sur le chantier de restauration de l’Opéra royal du Château de Versailles, quatre entreprises et six personnes physiques sont notamment accusées de blessures involontaires et de mise en danger d’autrui.
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© MARTIN BUREAU / AFP
Dans le même dossier…
Mise en danger d’autrui, subornation de témoins… François Asselin, ex CPME, dans la tempête« Nous sommes encore au temps du Roi Soleil qui sacrifiait la plèbe sur l’autel de sa magnificence et de celle de son château. » Claudia Andrieu ne mâche pas ses mots quand elle raconte ce qui est arrivé à son mari, Didier Andrieu, menuisier intérimaire, gravement intoxiqué au plomb sur le chantier de restauration de l’Opéra royal du Château de Versailles.
C’est notamment du fait de la persévérance de ce couple, qu’enfin, près de 16 ans après les faits, un procès s’ouvre ce lundi 10 février au tribunal de Versailles pour blessures involontaires avec incapacité totale de travail (ITT) supérieure à trois mois par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail, mise en danger d’autrui et subornation de témoin.
Et comment ne pas lui donner raison quand on regarde le tableau dressé par le très volumineux dossier d’instruction de ce marathon judiciaire ? Des entreprises, spécialisées dans la restauration des monuments historiques, un établissement public rattaché au ministère de la Culture, de nombreuses personnalités qualifiées, tous accusés de négligence, de mise en danger, de manquement manifeste.
Ainsi, Frédéric Didier, architecte en chef du château de Versailles, n’est quasiment jamais cité dans ce scandale. Toujours en poste malgré sa mise en examen, il a notamment déclaré aux enquêteurs qu’« au vu de l’étendu du chantier, la question du plomb était secondaire (sic) ». Drôle de manière d’aborder la protection des salariés.
Même constat pour François Asselin, président, pendant 10 ans, de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Pourtant, ces deux personnalités risquent 3 ans d’emprisonnement. Ils sont présumés innocents. Contactés, ni Frédéric Didier, ni François Asselin n’ont souhaité répondre à nos questions. Ce deuxième nous a assuré qu’il « réserverai[t] [s]es réponses au Tribunal comme cela se doit en matière pénale ».
« Vie en péril »
Mais revenons au début de cette histoire. En février 2009, s’ouvre un chantier de restauration historique, celui du célèbre Opéra royal du château de Versailles. Il s’agit alors de refaire les boiseries, les vitrages, les fenêtres, changer les lambris afin de redonner son éclat d’antan à cette salle historique. Le château a alors délégué la maîtrise d’ouvrage de ce chantier à l’établissement public de maîtrise d’ouvrage des travaux culturels (Emoc), aujourd’hui connu sous le nom d’Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la Culture (Oppic).
Logiquement, la société Asselin, éponyme du nom de son patron, François Asselin, spécialisée dans la restauration du patrimoine depuis 1957, est choisie pour s’occuper de toute la partie concernant le bois – sa spécialité. D’autant plus logique que c’est déjà cette société qui se charge de toute une partie de l’entretien du monument qui accueille près de 7 millions de visiteurs par an.
Pendant plusieurs semaines, les ouvriers de la société Asselin – tous intérimaires longue durée – s’attaquent donc à ce chantier. Au bout de quelques mois, l’un d’entre eux se sent particulièrement mal. Importantes douleurs au ventre, immense fatigue, forte irascibilité… Claudia Andrieu ne reconnaît plus son mari, Didier, qui consulte alors son médecin généraliste. Celui-ci lui prescrit une prise de sang. Le menuisier intérimaire, qui connaît ce genre de chantier, a alors la présence d’esprit de demander à son médecin de rajouter dans l’ordonnance la détection d’une éventuelle présence de plomb.
Absolument rien sur le chantier n’indiquait qu’il pouvait y avoir une présence de plomb.
Thierry B.
Quelques jours plus tard, le résultat tombe. Didier Andrieu est gravement intoxiqué au plomb. Son taux dans le sang est près de 6 fois plus élevé que le taux maximum « normal » ! Un niveau qui « met sa vie en péril » selon son médecin, qui l’envoie à l’hôpital Widal, le centre antipoison parisien. Il en ressort avec un traitement lourd et 100 jours d’incapacité totale de travail (ITT). Logiquement, celui-ci tire la sonnette d’alarme et prévient ses collègues et les différents intervenants du chantier.
« Quand Didier m’a prévenu, je suis tombé des nues parce que rien, absolument rien sur le chantier n’indiquait qu’il pouvait y avoir une présence de plomb », raconte Thierry B., chef d’équipe intérimaire pour Asselin sur ce chantier. À l’habituelle réunion du vendredi, avec l’ensemble des intervenants, il pose alors la question : « Un diagnostic plomb a-t-il été effectué ? ». « J’ai entendu les mouches voler, le malaise était palpable », se rappelle-t-il. Selon lui, la seule réponse apportée aurait alors été : « Si tu veux un diagnostic, fais le toi-même ».
« Un chantier lambda »
Et, de fait, aucun diagnostic plomb n’aurait été réalisé sur cette partie du chantier. Laissant donc les ouvriers travailler sur cette zone, sans aucune protection ni aucun protocole spécifique. « Le plomb, c’était le cadet de leur souci », affirme, encore amer, Thierry B., « il n’y avait pas d’équipement de protection collectif ou individuel particulier. C’était, finalement, un chantier totalement lambda ».
Pourtant, et notamment depuis le scandale de l’amiante, la réglementation du travail sur l’exposition à des agents chimiques s’est largement développée en France. « La réglementation est assez bien faite, avec des sécurités à chaque étape du chantier, pour tous les intervenants, pour diagnostiquer, prévenir, et éliminer le risque », explique Jean-Jacques Neuer, avocat de plusieurs parties civiles dans ce dossier, « la seule chose que le législateur n’avait pas anticipé, c’est que l’ensemble des intervenants soient défaillants. En l’occurrence sur ce chantier, il n’y a pas eu d’effet cliquet parce que tout le monde s’en fichait ».
Tout doit être mis en place, à chaque étape, pour que les ouvriers et leur famille ne soient pas intoxiqués.
C. Andrieu
Celui qui défend, entre autres, le couple Andrieu, tacle : « L’enjeu de ce procès, ce n’est pas la réglementation. C’est la morale. L’état d’esprit des intervenants. Leur rappeler qu’il n’y a pas que l’argent dans la vie. Mais il y a aussi la vie des gens ».
Des intervenants, il y en avait en effet beaucoup. Le château de Versailles, qui a délégué la maîtrise d’ouvrage à l’Emoc (désormais Oppic). Un architecte en chef, en la qualité du cabinet de Frédéric Didier, un coordinateur SPS (sécurité et de protection de la santé) du nom de DECRA, et la société Asselin. Tous, hormis, le château de Versailles, sont désormais renvoyés devant le tribunal.
« Le défaut de mise en œuvre des principes généraux de prévention » est ainsi relevé par le juge d’instruction pour ces intervenants, montrant ainsi que les manquements, « manifestement délibérés », l’ont été à tous les étages, ou presque. « La loi leur impose une obligation de résultats. Tout doit être mis en place, à chaque étape, pour que les ouvriers et leur famille ne soient pas intoxiqués. En l’espèce, rien, absolument rien n’a été fait. On a envoyé des intérimaires à la mort », rage Claudia Andrieu.
Une absence de prise en compte du risque plomb d’autant plus étonnante venant d’intervenants habitués à la restauration de patrimoines anciens. Au cours de la procédure, ceux-ci, qui nient les faits et sont présumés innocents, ont d’ailleurs allègrement rejeté la faute les uns sur les autres.
Des niveaux dépassant 20 fois la norme
À la suite de la découverte de l’intoxication au plomb de Didier Andrieu, l’inspection du travail ferme pendant près de deux mois le chantier de l’Opéra royal. Sur place, l’entreprise missionnée pour détecter la présence de plomb trouve des niveaux dépassant près de 20 fois la norme. Les cinq autres intérimaires présents sur le chantier présentent, de leur côté, tous des taux de plomb extrêmement élevés dans leur sang. L’un d’eux, très gravement intoxiqué, se voit délivrer une ITT de 180 jours.
On est cinq petits quidams à porter plainte, et ils nous l’ont bien fait comprendre.
Thierry B.
En novembre 2009, Didier Andrieu porte plainte. Suivit par plusieurs de ses collègues. S’ensuit alors une procédure interminable, qui voit se succéder cinq juges d’instruction. « On a été abandonnés par la justice, et méprisés par toutes les personnes désormais mises en cause », assène Claudia Andrieu. Un mépris de classe également dénoncé par Thierry B. « Les personnes mises en cause sont médiatiques, on les voit partout. En face, on est cinq petits quidams à porter plainte, et ils nous l’ont bien fait comprendre. » L’ancien chef de chantier, 37 ans à l’époque, se rappelle notamment de l’attitude particulièrement hautaine de Frédéric Didier, l’architecte en chef, ironiquement surnommé « Louis XIV » sur le chantier.
Mais si la procédure a été très longue, un procès aura bien lieu, 16 ans plus tard. Et « Louis XIV », comme les autres, sera sur le banc des prévenus pour répondre des faits dont le juge d’instruction les accuse. Ils risquent jusqu’à trois ans de prison. Les entreprises, elles, risquent plusieurs dizaines de milliers d’euros d’amende. Le procès commence ce 10 février et durera trois jours. Un « procès d’envergure », selon les termes de l’Association des familles victimes du saturnisme (AFVS) qui appelle « le plus grand nombre à s’y rendre ». Pour qu’enfin, le sujet du plomb soit vraiment pris en compte par les employeurs.
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