Lettre ouverte à Bruno Retailleau

Un citoyen de Redon, ville qui a connu récemment une submersion, bien réelle celle-là, interpelle le ministre d’Intérieur sur sa politique inhumaine contre l’immigration et l’invite à apaiser sa peur des étrangers.

Jean-Marie Lusson  • 11 février 2025
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Lettre ouverte à Bruno Retailleau
Le 1er février, Bruno Retailleau arpente en compagnie du maire de Redon, Pascal Duchene, les rue de cette petite ville d’Ille-et-Vilaine, après d’importantes inondations. Une visite en soutien aux sinistrés d'une submersion, bien réelle celle-là.
© Jean-François Monier / AFP

« Très généreux » Bruno,
Je m’adresse à toi en te tutoyant, comme on le fait entre proches. Car je veux encore croire que nous ne sommes pas si éloignés.
Nous venons du même pays de l’Ouest, côté sud-Loire, qui a souffert de tant de massacres de part et d’autre, il y a 230 ans.
Nous avons fréquenté tous deux des écoles privées, avons baigné dans les mêmes valeurs chrétiennes, lesquelles nous recommandent – t’en souviens-tu ? – d’être aimants les uns avec les autres, y compris avec nos sœurs et frères les plus démunis, fragiles, différents.
Nous appartenons tous deux à la grande communauté humaine.
Et nous avons le même âge (je suis même ton aîné de quatre mois).
Mais notre proximité s’arrête ici, je crois : nous avons choisi des chemins différents.

Te voilà ministre de l’Intérieur. Tu batailles ferme contre l’immigration, qui n’est « pas une chance » à tes yeux. Dans l’Express, tu déplores que nous soyons « trop généreux ». Déjà valet de Marine le Pen, tu te dis ouvertement « proche » du « combat » de mouvements néo-fascistes.

C’est quoi ton boulot, Bruno ? Tu fabriques de la délinquance que tu combats ensuite ?

Tu viens de produire pour tes préfets une circulaire qui promet sept ans d’enfer à toute personne exilée, sauf si elle prouve qu’elle travaille dans un « métier en tension ». Mais sans lui donner le droit de travailler !
Comment subsister en France sans autorisation de travail, si ce n’est en basculant dans l’illégalité… que tu es censé réprimer ? Sans parler de ces fameuses listes de métiers en tension qui semblent écrites par des extra-terrestres.
C’est quoi ton boulot, Bruno ? Tu fabriques de la délinquance que tu combats ensuite ? Excuse-moi de te le dire, Bruno-qui-veut-de-l’ordre, mais tout cela fait… désordre.

Sur le même sujet : Bruno Retailleau : le Beauvau de la honte

Mon parcours est beaucoup plus modeste. Simple mortel, j’ai choisi récemment d’accorder un peu de mon temps à deux associations locales de solidarité.
Dans notre belle petite ville de Redon, que tu viens généreusement de visiter en soutien aux sinistrés d’une submersion, bien réelle celle-là, je constate que tu as fait séparer ces derniers mois trois familles d’exilés.

Voilà donc, grâce à ton travail acharné, trois familles de plus, plongées dans la grande précarité.

Tu as expulsé tour à tour vers la Géorgie, « pays sûr »… en pleine crise politique, le jeune papa d’un bébé de six mois, une jeune mère et son petit garçon scolarisé de quatre ans, ainsi qu’un excellent mécanicien, père lui aussi de deux enfants scolarisés.
Trois personnes pro-européennes, déboutées de leur demande d’asile et titre de séjour, affublées par tes services d’une OQTF, d’une assignation à résidence et pour l’une d’elles d’un séjour en centre de rétention administrative (ces fameux CRA qu’il faut vraiment aller voir pour se rendre compte à quel point ils ressemblent à des camps de sinistre mémoire).

Voilà donc, grâce à ton travail acharné, trois familles de plus, plongées dans la grande précarité, trois enfants qui vont grandir sans leur père, trois personnes directement mises en danger au retour dans leur pays d’origine.
« Pourquoi ? » pleurait l’épouse d’un de ces expulsés. « Pourquoi on ne veut pas de nous ici ? Nous ne sommes pas des criminels. Nous avons tout bien fait : les papiers, les rendez-vous, le bénévolat. » Jusqu’au tri des déchets.
Non loin d’ici, au Sel de Bretagne, une autre famille de trois personnes est menacée d’expulsion à court terme. Leur petite de six ans a toujours vécu là. Ses parents ont des promesses d’embauche, sont attendus dans des entreprises locales, impliqués dans les assos. Toute leur commune les soutient dans leur volonté de vivre ici, à commencer par la maire et le curé.
Et combien d’autres expulsés à venir ?

J’en connais qui ont marché et roulé depuis Kaboul jusqu’à Redon, un autre qui a fait Téhéran-Paris à pied…

Je fréquente aussi le « café interculturel », grand moment hebdomadaire de chaleur humaine internationale partagée où des redonnais de toutes origines, apprennent à se connaître et se côtoyer. Le maire y est passé pour témoigner de son travail et écouter. Chaque Redonnais venu d’ailleurs peut y raconter et montrer sur une carte son parcours. Nous y faisons de belles rencontres. J’en connais qui ont marché et roulé depuis Kaboul jusqu’à Redon, un autre qui a fait Téhéran-Paris à pied et « un peu sous un train », de nuit pour ne pas se faire prendre. Sur leur long chemin, ils ont souvent été battus, ont vu mourir des compagnons de route adultes et enfants. Ceux que je connais sont des survivants, des combattants et combattantes de la vie. Tu devrais être fier Bruno, d’avoir la chance d’accueillir en ton pays de telles personnes.
Ce qui frappe, c’est leur volonté, notamment à améliorer leur français, leur désespoir de ne pas obtenir le droit de travailler, leur grande inquiétude, leur incompréhension face au rejet des Français. Un rejet très efficacement ourdi par la légion des médias appartenant à tes amis milliardaires, dont certains fraternisent plus ouvertement que toi encore avec les fascistes de tous pays.

Cesse de mener la vie impossible aux exilés.

Bruno, je t’invite à revenir pour rencontrer toi aussi ces redonnais d’exil, à les é-cou-ter. Tu changeras d’avis. Tu apaiseras ta peur des étrangers. Tu pourras toi aussi nous conter ton parcours, et nous tenterons de comprendre d’où te vient tant de haine.
Cesse de mener la vie impossible aux exilés, donne-leur le droit de travailler, de vivre dignement ici. Tu ne le regretteras pas : ils feront volontiers les taches que la plupart des Français « de souche » ne veulent plus faire, construiront des maisons, s’occuperont de nous devenus tout vieux, etc. Ils cotiseront volontiers pour notre système social en péril, la Sécu, le chômage… et pour les retraites.
D’ailleurs, pour le bien commun, je te suggère de prendre la tienne au plus vite. Sauf bien sûr si le miracle opère et que tu deviens soudain généreux, fraternel, bref humain avec celles et ceux qui n’ont pas la chance d’être nés dans ton beau pays de France.

Jean-Marie Lusson, citoyen de Redon.

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