« L’Imprudent », une langue multipiste

Un roman inédit de Pierre Alferi, paraît un an et demi après sa mort.

Christophe Kantcheff  • 12 février 2025 abonné·es
« L’Imprudent », une langue multipiste
"L’Imprudent" de Pierre Alferi, décédé en 2023, n’a rien d’un roman conventionnel. Il est fait de tableaux sans lien narratif.
© Anne-Lise Broyer/P.O.L

L’imprudent / Pierre Alferi / POL / 169 pages / 16 euros.

Chercher une phrase / Pierre Alferi / POL / « #formatpoche » / 94 pages / 10 euros.

Pierre Alferi est mort en août 2023 à l’âge de 60 ans. Avant de disparaître, il avait confié à une amie poète, Suzanne Doppelt, le manuscrit que les éditions POL, dont Alferi était un auteur fidèle, font paraître aujourd’hui. Son titre : L’Imprudent. Simultanément, les mêmes éditions rééditent l’un de ses premiers livres, Chercher une phrase, publié initialement en 1991 chez Christian Bourgois.

Avant toute chose, il est utile de rappeler l’intervention déterminante qui fut celle de Pierre Alferi sur la scène poétique et littéraire en 1995. Avec Olivier Cadiot, il lança une revue qui, bien que ne connaissant que deux numéros, a bousculé comme jamais un univers ronronnant. Il s’agit de la Revue de littérature générale, dont le titre indiquait d’emblée que les chapelles et les catégorisations n’étaient pas à l’ordre du jour. Au contraire, l’idée première à propos de la poésie était de pousser les murs et de renouveler sinon de casser la baraque – avec humour, aussi bien.

« L’inquiétude de la syntaxe »

L’œuvre de Pierre Alferi est de cette eau : protéiforme, circulant à travers les différents champs artistiques (poésie, roman, musique, dessin, cinéma, théâtre…), expansive et prête aux expérimentations. Il en a posé les bases dans Chercher une phrase, qui préfigure du point de vue théorique ce qui s’exprimera à la fois dans la Revue de littérature générale et dans sa propre œuvre. Selon Alferi, le travail d’écriture a la phrase pour source, ce qui n’a rien de « naturel » ni d’évident. « Toute phrase est musicale, écrit-il notamment […]. La musique sonore de la phrase […] consiste en un rythme essentiellement muet. La syntaxe elle-même est ce rythme […]. On peut définir la littérature par l’inquiétude de la syntaxe ».

Cet essai au style compact est une tentative de description d’un process, explique Jean-Christophe Bailly dans sa préface inédite, « celui de la pensée : si ‘une pensée est une phrase possible’, alors comment vient s’inscrire cette possibilité, quel est le chemin qui va de la phrase pressentie à ce qui sera son dire effectué ? ».

Tram est le héros de L’Imprudent, ou son antihéros. Voici comment l’auteur le présente : « Il serait faux de dire que Tram avait le sens de la litote. Il en était une, de la plus belle espèce. Ses traits de bande dessinée, son corps glabre d’homoncule élastique, sa voix fluette faisaient de lui un petit peu moins qu’une personne, juste en deçà de la barre de viabilité. » D’emblée émane de lui une étrangeté qui ne s’amenuisera pas.

Menus dérèglements

De même que Tram n’est pas un personnage au sens traditionnel, L’Imprudent n’a rien d’un roman conventionnel. Il est fait de tableaux sans lien narratif, regroupés selon six thématiques qui forment les différentes parties du livre classées dans un ordre à peu près chronologique : « Débuts », « Les voyages », « Les travaux », « Les amours », « Visions de Mart », « Les épreuves ». Il serait abusif de parler de roman d’apprentissage. Pourtant, Tram traverse dans chaque tableau un événement, une situation qui s’apparente de près ou de loin à une épreuve. Ici, il doit transporter une girafe morte ; là, il se retrouve en cours d’allemand sans connaître un mot de cette langue ; là encore, sa chevelure prend feu.

Plus le roman avance, plus les petits récits défient la logique, plus la réalité est teintée de fantastique souvent cruel.

Plus le roman avance, plus ces petits récits défient la logique, plus la réalité est teintée de fantastique souvent cruel. Et de comique absurde. Voici Tram voulant sortir d’un théâtre en plein spectacle : « Tram se démena, fit se lever tout le monde, réclama un avocat, le consul, menaça d’une frappe aérienne, exigea qu’on le laisse partir. »

La langue connaît aussi de menus dérèglements : alors que Tram, de temps à autre, devient Trom, on rencontre, par exemple, un « alcolyte » ou une « table livre » (pour « libre »). Ce lapsus est merveilleux. Il indique à quel point tout ici est régi par l’écriture et appartient à la littérature. Même si L’Imprudent se clôt sur une agonie et une épitaphe humoristique. Allusion directe à la réalité, la disparition de Pierre Alferi, qui, elle, n’a rien de drôle.

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Littérature
Temps de lecture : 4 minutes