« Alliances terrestres », un film d’archives de la lutte contre l’A69
La réalisatrice Isabelle Haelvoët s’est plongée pendant un an dans la lutte contre l’A69 pour en filmer l’essence : la solidarité militante.
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© Maxime Sirvins
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A69 : « Tout ce qui a été détruit pour le chantier est encore réversible, la victoire est à portée de main ! » Désenclavement : le mythe qui ne tient pas la route Contre l’A69, des citoyens ont un itinéraire bisVu du ciel, tout semble paisible, silencieux. Pourtant, au sol, le bruit de la lutte fait rage. Depuis quatre ans, la mobilisation contre le projet d’autoroute A69, entre Castres et Toulouse, oscille entre espoir de victoire et effroi face au rouleau compresseur des acteurs économiques et institutionnels. Une bataille pour préserver le territoire qui a créé un véritable écosystème de solidarités entre militant·es, paysan·nes, scientifiques, citoyen·nes, avec des racines profondément ancrées dans l’histoire politique des luttes écoféministes et de la subsistance.
C’est ce qu’Isabelle Haelvoët a voulu montrer dans son documentaire Alliances terrestres. Les premières images aériennes du film donnent le vertige. On y voit les paysages, déjà abîmés par des parcelles agricoles trop rectilignes et sans arbres, et par un ruban de bitume sur lequel roulent déjà des voitures. Et la terre à nue, amputée de sa verdure, là où le chantier a commencé. Mais aussi des manifestant·es, coloré·es, marchant avec détermination dans la campagne encore préservée ou symboliquement allongé·es dans des fosses, pour crier « Non à l’autoroute, projet écocide ! » ou « Des moutons, pas du goudron ».
Monteuse vidéo et intermittente du spectacle pendant plusieurs années à Paris, Isabelle Haelvoët n’est pas une militante écolo de longue date mais qui a cheminé grâce aux rencontres dans des luttes locales. Installée dans le Tarn, à 20 km du tracé de la potentielle future autoroute, elle s’est retrouvée confrontée à une première lutte contre le projet d’entrepôt logistique géant Terra 2 sur le parc d’activités des Portes du Tarn et a commencé à filmer toutes les étapes d’un projet définitivement abandonné en 2023.
Elle créé alors son site et sa chaîne YouTube « Lagrainede » en 2021, pour filmer les luttes locales contre les grands projets inutiles et imposés (GPII) d’un point de vue sociologique, en donnant la parole aux citoyen.nes. Par ces réseaux, elle rencontre le collectif Stop carrières de Montcabrier, et découvre le gigantesque projet routier qui se cache derrière.
C’était la première fois que je voyais des arbres tomber, arrachés comme ça. C’était d’une violence inouïe…
I. Haelvoët
« Trois carrières qui serviraient à la construction de l’A69 devaient voir le jour dans des petits villages mais elles n’étaient pas du tout mentionnées dans le projet initial. Elles ont finalement été abandonnées, et le collectif citoyen originel est devenu le collectif La Voie est Libre pour poursuivre la lutte plus globale contre l’autoroute. J’ai continué à les filmer, mais au départ, c’était un sujet essentiellement connu au niveau local », raconte-t-elle. Puis, en mars 2023, les travaux commencent et les premiers arbres tombent.
Luttes semblables
La lutte bascule et prend une dimension nationale avec les actions de Thomas Brail qui se perche dans les arbres de Vendine, puis des autres grimpeurs, les fameux « écureuils ». « C’était la première fois que je voyais des arbres tomber, arrachés comme ça. C’était d’une violence inouïe… Et en même temps, je voyais les gens s’organiser au sol pour protéger et ravitailler les écureuils. C’était incroyable ! J’ai commencé à le penser comme un documentaire et non comme un film de lutte. »
Les images, tournées par la réalisatrice ou par les militant·es, sont de précieuses archives de la lutte contre l’A69 : des scènes de liesse collective lors des grands rassemblements portés par les Soulèvements de la Terre, mais aussi des petits gestes du quotidien pour nourrir les militant·es, pour construire les lieux de vie, sur terre ou dans les branches. « Le faire plutôt que le faire faire pour prendre conscience de notre impact sur le vivant », résume la réalisatrice, ébahie devant le nombre de palettes utilisées pour les constructions, de potagers plantés, de la générosité des habitants du territoire qui ont soutenu les zadistes par des dons, notamment lorsqu’il fallait tout reconstruire après le passage des forces de l’ordre.
Elle montre la réalité de toutes les luttes semblables : tout le monde peut être utile, que ce soit pour cuisiner, bricoler, grimper aux arbres, monter un dossier juridique solide, communiquer, identifier les espèces protégées… Les images de la mésange bleue en sursis dans les arbres nous apaisent. Mais le film s’est aussi adapté aux aléas de la lutte notamment au surgissement des grèves de la faim et de la répression policière envers les écureuils. Des images fortes, dures, de ces corps militants en sursis dans les arbres sous les assauts des forces de l’ordre, déterminés accrochés à des engins de chantiers, ou amaigris et affaiblis assis face au tribunal de Toulouse.
Isabelle Haelvoet a autofinancé et produit son film. Une cagnotte en ligne permet de la soutenir financièrement, à retrouver ici.
Isabelle Haelvoët a réussi à donner une épaisseur politique au film en sortant du local pour ouvrir sur le global en s’appuyant sur trois notions fil rouge : la liberté, la subsistance et l’écoféminisme. Elle cite Vandana Shiva et le mouvement Chipko en Inde, Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen, la sociologue Geneviève Pruvost qui travaille sur la « politique du quotidien » mais aussi Françoise d’Eaubonne qui assumait une pensée décoloniale dès les années 1970. « Chaque geste est politique. Il faut comprendre que chaque acte a une incidence sur le reste du vivant, sur les pays du Sud, les travailleurs les plus précaires, les femmes… », explique Isabelle Haelvoët.
Écoféminisme
Si l’écoféminisme a trouvé grâce aux yeux des sphères militantes depuis quelques années, il reste parfois théorique et peu apparaître déconnecté des luttes de terrain. Or, c’est tout le contraire. « Quand vous arrivez sur un lieu pour protéger le vivant, la première chose est de se connecter à ce qui vous entoure et qui dérange le moins possible l’écosystème. Puis, il faut agir sur l’horizontalité : sur la ZAD, il y avait beaucoup de réunions sur les VSS, les décisions étaient prises collectivement… »
Les gens ont besoin de contre-récit opposé aux grands discours sur les besoins de croissance.
I. Haelvoët
Tout au long du récit, des extraits du livre de l’économiste Geneviève Azam Lettre à la Terre — Et la Terre répond, sont déclamés lentement, tranquillement pour nous rappeler par touche notre condition de terrestres : « Être terrestre, c’est partager une intimité : tu es en nous, humains et autres que les humains, et en retour nous te constituons. C’est aussi te savoir radicalement étrangère, réfractaire, in-humaine ou a-humaine. (…) En te soulevant violemment, tu sapes les délires de puissance, tu défies les petits calculs et les propriétés, tu te moques des prétentions dominatrices et tu démolis les rêves prométhéens. »
Isabelle Haelvoët a arrêté de filmer il y a quasiment un an, alors que la ZAD de la Crem’Arbre existait encore, que les écureuils célébraient une petite victoire. Depuis, la zone a été rasée, la répression contre les militant·es n’a pas cessé et le combat juridique s’est accéléré, notamment avec la décision du tribunal concernant la légalité de l’autorisation environnementale.
La réalisatrice a fait le choix de ne pas détailler ce volet de la lutte, primordial mais complexe à filmer : « J’ai souhaité accentuer ce qui touche à l’imaginaire collectif car les gens ont besoin de contre-récits opposés aux grands discours sur les besoins de croissance, sur la définition de progrès, de modernité. » Un film indispensable pour les archives de la lutte contre l’A69, et pour l’histoire des résistances écologiques.
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