La Serbie réveillée par sa jeunesse
Depuis plus de trois mois, la colère gronde contre la corruption et pour le respect de l’État de droit. Cette révolte menée par les étudiants fait trembler le régime de l’omnipotent président Aleksandar Vučić. Au point d’inspirer les pays voisins.
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© Andrej ISAKOVIC / AFP
« Une catharsis collective. » Voilà comment Milica qualifie la révolte qui secoue aujourd’hui la Serbie. Cette journaliste sait de quoi elle parle : elle a suivi presque toutes les mobilisations de l’opposition démocratique depuis les années 1990, quand le pays se battait contre le régime autoritaire, nationaliste et corrompu de Slobodan Milošević. Aujourd’hui, c’est contre le pouvoir du président Aleksandar Vučić, accusé des mêmes maux, que Milica manifeste.
L’actuel homme fort de Belgrade a commencé sa carrière dans les rangs de l’extrême droite. Il fut un zélé ministre de l’Information durant la guerre du Kosovo, avant de retourner opportunément sa veste à la fin des années 2000, pour se présenter depuis lors comme « pro-européen »… Sans jamais couper les liens avec la Russie et en se rapprochant fortement de la Chine. Son ascension a ensuite été fulgurante : vice-premier ministre en 2012, premier ministre en 2014, il est président depuis 2017. Sa formation, le Parti progressiste serbe, a désormais la mainmise sur toutes les institutions du pays ; l’opposition ne contrôle même plus une seule mairie.
La Serbie n’est pas une démocratie.
Anđela
Ce n’est pas la première fois que Milica descend dans la rue depuis qu’Aleksandar Vučić est au pouvoir. Ces cinq dernières années, les mouvements se sont multipliés pour dénoncer son hégémonie, sa violence et sa corruption. Mais aucun n’a atteint l’ampleur du soulèvement actuel. « La Serbie n’est pas une démocratie, soupire Anđela, la vingtaine. Le parti au pouvoir dit que notre mobilisation est antigouvernementale et anticonstitutionnelle, mais c’est l’inverse. Nous nous battons justement pour que la Constitution soit respectée, pour que personne ne soit au-dessus des lois. »
Cette Belgradoise espère que ce qui se passe aujourd’hui débouchera sur « un vrai changement ». Sauf que personne n’est légitime à ses yeux pour l’incarner politiquement. Pas même l’opposition, indique-t-elle, comme la plupart des jeunes Serbes. Après un quart de siècle d’une transition démocratique au goût amer, leur défiance est immense.
« Vous ne nous écraserez pas »
Tout a commencé le 1er novembre 2024 à 11 h 52, quand l’auvent de la gare de Novi Sad, la grande ville du nord du pays, s’est effondré. Cette catastrophe, qui a tué quinze personnes et mutilé plusieurs autres, est vite devenue un symbole, celui de la « corruption meurtrière », alors que le bâtiment avait été inauguré quelques mois plus tôt en grande pompe, après sa rénovation par une entreprise chinoise pour un montant total de 55 millions d’euros.
Aujourd’hui, cela fait plus de cent jours que des manifestations ont lieu chaque jour en Serbie, pour réclamer la justice et le respect des lois. Peu à peu, la révolte a gagné tout le pays, jusqu’aux terres les plus reculées. À côté des grandes villes – Belgrade, Niš, Kragujevac –, il y a aussi Tutin, Nova Varoš ou Ravno Selo et des bourgs qui ne comptent parfois que quelques centaines d’âmes. Kuda na protest ? (« Où manifester ? »), la carte interactive qui recense tous les rassemblements se remplit peu à peu. Et ne se limite d’ailleurs pas aux seules frontières de la Serbie : les mobilisations organisées par la diaspora dans le monde entier – à Paris, Londres ou New York – y sont aussi fièrement indiquées.
Face à ce vent de révolte qui souffle de plus en fort, le président Vučić semble désemparé. Pour la première fois, son pouvoir vacille et l’homme fort de Belgrade ne sait plus comment reprendre la main. Il a d’abord répondu par le mépris et par la force : plusieurs manifestants ont été placés en détention provisoire, tandis que le mouvement était présenté comme une « révolution de couleur », un complot ourdi de l’étranger par de prétendues puissances hostiles à la Serbie. Sauf que ce récit, ressassé à chaque contestation, ne prend plus. Des rassemblements ont aussi été attaqués par des individus encagoulés, que les manifestants considèrent comme des hommes de main payés par le pouvoir.
Au lieu d’enrayer le mouvement, la répression l’a plutôt galvanisé. Mi-janvier, un chauffard a foncé dans un cortège, blessant grièvement une étudiante. Ce n’était pas le premier accident de ce type, mais celui-là a marqué un point de bascule : les images ont tourné en boucle, choquant tout le pays. Un nouveau slogan a émergé, « vous ne nous écraserez pas », à côté des mains ensanglantées – celles du régime – brandies à chaque manifestation. La démission du premier ministre fin janvier n’a rien changé, parce qu’elle ne répond aucunement aux revendications.
Réinventer la démocratie
« On se bat pour l’État de droit, ce que dit le président ne nous intéresse pas, on l’ignore », explique Aleksa, doctorant à l’université de Novi Sad. « En ne le nommant pas, nous refusons d’entrer dans son jeu, c’est le pire pour lui », renchérit sa camarade Milica. Aleksandar Vučić joue en effet la carte de l’hyper-personnalisation du pouvoir, se présentant alternativement comme héros ou martyr, mais toujours prêt à se sacrifier pour son pays.
Aleksa et Milica font tous deux partie du « plénum » de leur fac, un mode de démocratie directe choisi par les étudiants pour décider collectivement des actions à mener dans les quatre-vingt-cinq établissements de l’enseignement supérieur occupés. « Toutes les décisions sont prises par le plénum de chaque université. Nous refusons tout modèle vertical, c’est notre pratique d’une démocratie par la base qui permet au mouvement de tenir. » Voilà qui rappelle évidemment le modèle autogestionnaire de la Yougoslavie socialiste, une référence toujours importante en Serbie et dans les pays voisins.
Nos enfants vont peut-être réussir ce que nous n’avons pas pu faire.
Zoran
« Nous ne voulons aucune interférence politique. C’est notre combat pour notre pays, dans lequel nous voulons rester et pouvoir vivre », poursuit Aleksa alors que, chaque année, des dizaines de milliers de Serbes, dont de nombreux jeunes diplômés, prennent la route de l’étranger. Avec l’espoir d’une vie meilleure, plus riche et surtout plus libre. « Aujourd’hui, tout le monde sait qu’avoir sa carte du parti au pouvoir est le sésame nécessaire pour espérer faire carrière. C’est inacceptable. »
Si le soulèvement prend partout, c’est vraisemblablement parce que le cri des étudiants transcende les générations et les clivages politiques : la Serbie ne veut plus perdre sa jeunesse, de peur de se vider complètement. Après les agriculteurs, les avocats, les enseignants ou les travailleurs de la culture qui se sont mis en grève, même les retraités battent le pavé. « Nos enfants vont peut-être réussir ce que nous n’avons pas pu faire », espère Zoran. Dans sa main droite, ce sexagénaire tient une pancarte sur laquelle est écrit : « Les étudiants écrivent l’histoire. »
L’Union européenne silencieuse
Pour le moment, l’Union européenne est restée très discrète, alors même que la Serbie est candidate à l’intégration depuis 2012. Selon certaines sources diplomatiques, ce silence s’expliquerait par « les nombreux amis » du président serbe au sein des vingt-sept, à commencer par Emmanuel Macron et Viktor Orbán. D’autres mettent en avant le fait qu’aucune alternative crédible ne se dégage, d’où la prudence de Bruxelles.
Cette inertie a néanmoins fini par faire réagir la société civile serbe. Fin janvier, plusieurs organisations ont signé une lettre ouverte appelant l’Union européenne « à prêter plus d’attention à la situation actuelle et à défendre ses propres valeurs avant qu’il ne soit trop tard ». En soulignant que « le pays traverse les plus grandes manifestations de ce siècle et que le comportement autoritaire du gouvernement menace de plonger le pays dans une crise politique et sociale encore plus profonde ».
Dans les pays voisins de la Serbie issus de l’implosion de la Yougoslavie, la révolte étudiante semble faire tache d’huile. Des rassemblements de soutien ont eu lieu en Croatie et même en Slovénie, mais la colère commence aussi à gronder, notamment en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro. Après des années de « stabilocratie », ces régimes hybrides des Balkans avec à leur tête des dirigeants corrompus mais pro-européens, c’est comme si la cocotte-minute était en train d’imploser, grâce à une jeunesse bien décidée à reprendre son destin en main.
Pour aller plus loin…
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