La vie en suspens d’Abdi, sous OQTF pour « menace à l’ordre public », 15 ans après les faits

Le 14 février, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel de la préfecture, considérant qu’Abdi représentait une « menace à l’ordre public », en raison d’actes de piraterie pour lesquels il avait déjà purgé sa peine. Après dix ans sans problème sur le territoire français, il avait reçu l’été dernier une obligation de quitter le territoire.

Pauline Migevant  • 17 février 2025 abonné·es
La vie en suspens d’Abdi, sous OQTF pour « menace à l’ordre public », 15 ans après les faits
© Serhat Beyazkaya / Unsplash

Mahmoud Abdi Mohamed, dit Abdi, est soulagé. Il a appris vendredi 14 février que la cour administrative d’appel de Nantes ne retenait pas la menace à l’ordre public que la préfecture invoquait à son égard. Depuis sa sortie de prison, en 2015, celui qui avait participé à la prise d’otage du voilier Tanit en 2009, avait passé «dix ans sur le territoire français, sans problème ». Jusqu’à l’été 2024. 

Un midi, Abdi avait profité d’un de ses jours de congés pour déjeuner avec Chloé Lemaçon, la veuve du skipper tué sur le Tanit, avec laquelle il était devenue ami. Il était ravi de lui montrer la brasserie où il avait été embauché deux mois avant en CDI, l’appartement dans lequel il venait d’emménager à Rennes. Après plusieurs années sans papiers, le récépissé de demande de titre de séjour qu’il avait reçu de la préfecture en février lui avait permis de trouver un travail. « En moins d’une semaine », précise-t-il.

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La perspective d’être régularisé l’avait soulagé, après plusieurs années à éviter les grandes gares, pour ne pas se faire arrêter. Bref, ce jour-là, à la brasserie, Chloé et lui avaient discuté comme le font des vieux amis. Ils avaient tous les deux « une bonne dose d’espoir. »  L’après-midi, Abdi était passé à Hédé-Bazouges, près de Rennes, voir d’autres amis de la communauté Emmaüs qu’il avait rejointe en 2015. Il en a profité pour récupérer un courrier recommandé.

En ouvrant l’enveloppe, envoyée par la préfecture d’Ille et Vilaine, Abdi a découvert un document de huit pages. En haut de la première page, écrit en gras : « Arrêté portant refus de séjour avec obligation de quitter le territoire français et interdiction de retour pour une durée de 5 ans. »

« Menace à l’ordre public »

Les conséquences sont immédiates. Fini le travail au restaurant. Non pas que son patron ne le soutienne pas, il était très content de son travail. « Mais il ne pouvait pas se permettre de risquer des milliers d’euros d’amende », explique Abdi. Fini aussi le logement, retour à la communauté Emmaüs, à travailler comme cariste ou à réparer les vélos, faire un peu tout. Abdi est sidéré.

Du jour au lendemain, ils peuvent taper à ta porte et te mettre dans un avion.

Abdi

« Je sais pas. J’ai pas trop réalisé dans ma tête ce qu’il se passe. Je ne pense pas qu’ils puissent expulser des gens vers la Somalie. Mais, en fait, on sait jamais. Du jour au lendemain, ils peuvent taper à ta porte et te mettre dans un avion. Ils sont capables de faire ce qu’ils veulent apparemment. Moi, je suis pas un mec armé qui est criminel, j’ai été condamné, j’ai payé ma dette. »

Pourquoi la préfecture lui a-t-elle délivré une OQTF alors qu’il venait d’avoir un récépissé lui permettant de travailler ? Pourquoi invoquer une « menace d’ordre public » pour des faits commis quinze ans plus tôt et déjà jugés et pour lesquels il avait purgé une peine de prison ? « Ils auraient pu me mettre dans l’avion le jour où je suis sorti de prison. Et dix ans après, alors que je suis sur le territoire français sans aucun problème, ils me disent : ‘Tu as fait ça un jour.’ C’est pas possible. » « Où est le droit à l’oubli ? » se demande Chloé Lemaçon. 

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En avril 2009, Abdi participe à la prise d’otages du Tanit, un voilier naviguant dans l’océan Indien, à 1 000 kilomètres des côtes somaliennes. À bord, Chloé Lemaçon, Florent (son compagnon), leur enfant et deux de leurs amis. L’armée française intervient et Florent Lemaçon meurt d’une balle française. Deux pirates sont tués et trois, parmi lesquels Abdi, sont ramenés en France et emprisonnés. À l’issue du procès qui se tient en 2013, Abdi est condamné à neuf ans de prison.

Il est finalement libéré en 2015 pour bonne conduite et rejoint dans la foulée la communauté Emmaüs de Hédé-Bazouges, en Bretagne. Il fait « un peu tout » : cariste, réparateur de vélo, et file des coups de main à tout le monde, dans la communauté et le village. « Ici, tout le monde connaît Abdi, explique Isabelle Clément-Vitoria, la maire de la petite commune. Il est très impliqué. C’est lui qui a proposé qu’on renomme une rue du village au nom des compagnons d’Emmaüs. » « L’histoire de ‘menace à l’ordre public’, c’est ça qui me fait le plus mal. Je travaille, je dors. Je suis quelqu’un de normal, comme tout le monde », soupire Abdi. 

On ne peut pas (…) invoquer des faits commis il y a quinze ans pour des menaces à l’ordre public. 

Me Gourlaouen

« On ne peut pas, sous couvert de la loi asile immigration, invoquer des faits commis il y a quinze ans pour des menaces à l’ordre public. », expliquait son avocate, Me Carole Gourlaouen, avant l’audience devant la cour d’appel. « La menace doit être réelle et actuelle. »

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Si la préfecture a invoqué cette « menace à l’ordre public », c’est qu’elle estimait que les faits étaient particulièrement graves. Les mots sont écrits en gras sur l’OQTF. Abdi a « arrêté », « enlevé », « détenu » et « séquestré » quatre adultes et un mineur de moins de 15 ans. S’appuyant sur l’ordonnance de mise en accusation, la préfecture écrit qu’il « a eu une part particulièrement active à l’acte de piraterie en bande organisée parce qu’il a été identifié par les victimes comme l’un des chefs de cette opération ».

« Un crachat au visage »

Or, il s’avère que l’un des deux chefs, tués à l’issue de la prise d’otages, s’appelait aussi Abdi. Et que dans son jugement, la Cour d’assises a retenu qu’Abdi était un exécutant. « C’est un crachat au visage du président de ce tribunal, du jugement rendu et du travail qui a été fait », estime Chloé Lemaçon.

« Ça me met très en colère car on a passé une semaine aux assises avec des gens formidables, plein d’humanité, qui ont travaillé en aval, en amont. Je ne voulais pas qu’ils soient jugés pour quelque chose qu’ils n’avaient pas fait. Abdi comme les deux autres n’ont jamais été chefs. Et ce n’est pas eux qui ont tué, la balle était française. Déjà à l’époque, Sarkozy voulait que je dise que les pirates avaient tué mon mari. Je me suis battue pendant un an pour qu’ils disent la vérité. »

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Chloé Lemaçon se souvient être allée dire bonjour aux trois pirates au début du procès. À la fin, elle avait demandé à leur parler. Elle était entrée dans une pièce de trois ou quatre mètres carrés, à l’intérieur du tribunal, là où attendent les prévenus. « Abdi parlait bien français, c’était le traducteur du groupe », se souvient-elle. Elle leur a donné son adresse. Tous les trois lui ont écrit. Elle a fini par nouer une amitié avec Abdi.

Au fil du temps, elle avait appris son histoire. Abdi est né dans une famille de nomades, son père est mort par balles, quand lui était encore petit. Aîné de sa famille, il s’était rapproché des côtes, là où il y avait du travail pour la pêche, « même si celle-ci n’était pas toujours miraculeuse entre les déchets déversés dans l’océan et les gros navires qui piquent tout ». « Il s’est retrouvé dans une petite ville de la côte, sans trop de repères, quelqu’un lui a donné à manger et des vêtements, et l’a enrôlé comme ça », raconte Chloé Lemaçon.

Qu’ils titillent pour lui donner ses papiers, ça ne m’étonne pas plus que ça, vu la direction que prend ce pays.

C. Lemaçon

Lorsqu’Abdi est sorti de prison, elle l’a soutenu dans ses démarches pour sa demande d’asile auprès de l’Ofpra – rejetée – puis pour se régulariser auprès des préfectures. « Qu’ils titillent pour lui donner ses papiers, ça ne m’étonne pas plus que ça, vu la direction que prend ce pays. Mais je trouve ça d’une injustice et d’une incompétence totales. Ça a servi à quoi tout ce travail, toutes ces procédures, tous ces dossiers ? »

« De quelle intégration ont-ils besoin ? »

Aujourd’hui, un comité de soutien s’est formé pour soutenir Abdi. Tous évoquent un homme « sincère », « respectueux », « gentil ». Un homme « intégré », maîtrisant la langue française, tutti quanti. Tous s’étonnent : « De quelle intégration ont-ils besoin ? ».« Ça me fait du bien d’être entouré comme ça pour encaisser ce que disent les juges, explique Abdi. Parce que souvent ça revient dans les audiences : le passé, la Somalie… Plein de choses que dit la préfecture, comme quoi j’étais un chef alors que la justice a dit que non, ça me fait du mal tout le temps. »

Abdi est l’un des nôtres.

Après une première décision du tribunal administratif rejetant la menace à l’ordre public tout en maintenant l’OQTF, la préfecture avait fait appel. Avant l’audience le 30 janvier dernier, les soutiens d’Abdi s’étaient réunis. Ils avaient fait une banderole, choisissant de faire « quelque chose de pas trop politique »« Abdi est l’un des nôtres », avaient-ils écrit sur une banderole. La menace à l’ordre public a finalement été supprimée vendredi 14 février ainsi que l’IRTF (interdiction de retour sur le territoire français). Un soulagement dans une vie en suspens. Abdi espère désormais que l’OQTF sera elle aussi annulée et qu’il pourra être régularisé.

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