À Nantes, l’énergie qui ne fait pas de profits

Le premier fournisseur d’électricité associatif implique ses membres pour leur permettre de reprendre le pouvoir sur leurs factures, tout en misant sur une production locale 100 % renouvelable.

Mathilde Doiezie  • 5 février 2025 abonné·es
À Nantes, l’énergie qui ne fait pas de profits
Steffie, Régis et Pasco, les initiateurs du projet, débarrassent l’entrée du canal des feuilles qui l’obstruent, afin de ne pas gêner l’activité de la turbine.
© Mathilde Doiezie

Ils sont une petite dizaine, réunis dans un local près de la gare de Nantes, aux murs fraîchement couverts de chaux afin de mieux les isoler. Il y a Antoine, venu prendre des renseignements pour essayer de convaincre ses colocataires de changer de fournisseur d’énergie. Anna, toute nouvelle souscriptrice, informée par un flyer, intriguée qu’un « modèle associatif puisse permettre de se fournir en énergie ». Ou encore Emma, « en manque de militantisme », qui cherche à s’engager dans un projet qui porte les mêmes valeurs que les siennes, « même si l’énergie, ce n’est pas le sujet qui [l’]’intéresse le plus à la base ».

La force des moulins

Sur place, c’est Énergie de Nantes qui accueille. Mis sur pied en 2021 par une dizaine de personnes, le fournisseur d’énergie s’est officiellement lancé auprès du grand public à la rentrée 2024. Sous un statut associatif, une première en France. Avec un engagement pour du 100 % renouvelable et du 100 % local. Pour se fournir en électricité, il compte sur un partenariat noué avec un parc éolien situé à une soixantaine de kilomètres au nord de Nantes. Mais aussi sur ses propres capacités de production – ce qui fait sa fierté –, grâce à l’énergie hydraulique fournie par une turbine installée sur un vieux moulin bordant la Sèvre Nantaise. 

Le but (…) est de permettre à tout le monde de se réapproprier la question de l’énergie.

R. Contreau

La rivière, qui coule des Deux-Sèvres jusqu’à la Loire, compte 143 moulins sur ses berges. Du Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle, la force hydraulique a permis de moudre de la farine, de contribuer à la fabrication de papier ou de polir des métaux. Aujourd’hui, ce nombre fait briller les yeux des membres d’Énergie de Nantes, qui y décèlent une aubaine pour relocaliser la production d’électricité. Mais, avant une utopie gigantesque, place au concret. Pour le moment, ce fournisseur alternatif revendique 280 abonnés et s’occupe d’un seul moulin.

Situé à Gorges, non loin de Clisson, connu pour son festival de métal, le moulin d’Angreviers coule des jours heureux et paisibles. Pasco*, Régis Contreau et Steffie Kerzulec nous font découvrir cette imposante et belle bâtisse de pierres et de briques dont l’association est propriétaire d’une partie du rez-de-chaussée, tandis qu’un gîte de groupe occupe aujourd’hui sa majeure partie.

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

Régis, 43 ans, a travaillé pendant près de vingt ans chez EDF, GDF et GRDF, déplorant au fil des années les conséquences des privatisations et du démantèlement du service public de l’énergie. Steffie, 36 ans, travaille dans le secteur des audits et de la rénovation énergétiques. Pasco, 30 ans, est un novice sur ces questions et s’est formé au contact de l’association. « Nous essayons d’inverser la tendance sur les membres d’Énergie de Nantes. Le but n’est pas d’accueillir que des énergéticiens, mais de permettre à tout le monde de se réapproprier la question de l’énergie », souligne Régis Contreau.

Projet politique

« Réappropriation », « reprise de pouvoir », « subsistance »… Ces termes reviennent régulièrement dans la bouche du trio pour décrire Énergie de Nantes et définissent la vision politique de leur projet. Le fournisseur est né dans le sillage du mouvement citoyen Nantes en commun·es durant la campagne des municipales de 2020. Afin de créer un programme collaboratif, celui-ci avait organisé plusieurs enquêtes et réunions pour s’approcher des besoins des habitants de la ville. L’une d’entre elles portait sur la question de l’énergie. Les participants évoquaient leurs difficultés à payer leurs factures d’énergie et témoignaient d’un sentiment d’impuissance pour y faire face. Comment y répondre ? 

Sur le même sujet : EDF : ce que coûte la pseudo-concurrence

La création d’un fournisseur d’énergie local et citoyen a fait partie des pistes évoquées. Plusieurs personnes se sont investies dans le projet d’Énergie de Nantes, malgré l’échec aux municipales et en s’émancipant progressivement du mouvement politique de gauche qui l’avait vu grandir. De premiers chantiers participatifs ont eu lieu pour enduire le canal où passe l’eau rejoignant la turbine. Et, pour initier de nouvelles personnes aux enjeux du secteur de l’énergie, des ateliers d’éducation populaire sous forme de quiz ou de blind-tests sont régulièrement organisés.

Les abonnés peuvent participer concrètement à la maintenance du moulin ou à la facturation.

Steffie

Tout nouveau souscripteur est ensuite invité à s’investir concrètement dans l’association, en fonction de ses envies et de ses disponibilités. « Tout est géré localement, de la production à la fourniture, et les abonnés peuvent participer concrètement à la maintenance du moulin ou à la facturation », précise Steffie. Une quarantaine de personnes maîtrisent l’entretien du moulin, dont la tâche la plus régulière consiste à débarrasser l’entrée du canal des feuilles mortes pouvant l’obstruer, au moyen d’une sorte de râteau à long manche, comme Pasco, Régis et Steffie nous en font la démonstration.

Définir ses prix et sortir du marché

L’implication de ses membres permet au fournisseur d’énergie de ne pas mettre la recherche de profit au cœur de son fonctionnement. Son statut associatif le distingue d’autres fournisseurs d’énergie privés, y compris ceux organisés en coopératives, comme Enercoop, créé en 2005, ou Enargia, fondé en 2018 dans le Pays basque.

Au premier, Pasco, Régis et Steffie reprochent d’avoir progressivement « centralisé les prises de décision » malgré les différentes déclinaisons locales. Tandis qu’Enargia est davantage vue comme une coopérative « camarade », qui leur a donné beaucoup de conseils et a gardé son ancrage local. Celle-ci a traversé une crise interne en 2024, après l’éviction de son directeur général, qui réclamait une rémunération jugée excessive par une majorité du conseil d’administration.

Nous sommes le premier fournisseur dont les clients peuvent définir le prix de l’énergie.

Pasco

Des écueils dont Énergie de Nantes estime pouvoir s’affranchir. « Nous n’avons pas de salarié et pas vocation à en avoir », explique Steffie. Un bonus pour les prix : «Structurellement, nous serons moins chers à terme, car nous ne visons pas de profit et n’avons pas d’actionnaires à rémunérer », abonde Pasco. Actuellement, l’abonnement de base à Énergie de Nantes pour une puissance de 6 kVA – la plus commune en France, adaptée aux logements entre 30 et 80 m2 – revient à 14,71 € par mois, avec 0,2276 € par kWh consommé. À titre de comparaison, l’abonnement mensuel chez EDF est de 12,68 € par mois, avec un kWh à 0,2516 €.

Sur le même sujet : La calamiteuse histoire d’EDF et de sa concurrence

« Nous sommes le premier fournisseur dont les clients peuvent définir le prix de l’énergie », ajoute le nouvel énergéticien bénévole. Un tarif solidaire est également en cours de réflexion. Mieux, Énergie de Nantes se considère à l’abri des prochaines crises énergétiques, car l’association se situe « hors du marché de l’énergie », s’enthousiasme encore Pasco. Le fournisseur dispose d’un contrat à prix stable pouvant aller jusqu’à 15 000 logements avec le parc éolien partenaire. Et si la production d’électricité au moulin n’assure pour l’instant que la couverture de 30 foyers, celle-ci devrait bientôt tripler grâce à l’installation d’une roue à aube en remplacement de la turbine, envisagée pour 2026. 

Faire de l’énergie un bien commun

Les arguments d’Énergie de Nantes finiront-ils par élargir sa base ? Le fournisseur et producteur souhaite en tout cas impulser un réel changement de regard par rapport à l’énergie, sans se contenter de proposer une alternative à la fourniture d’électricité. « Le prix du chantier des six EPR souhaité par Emmanuel Macron, c’est l’équivalent de la moitié du coût de la rénovation du parc privé en France. Si on rénovait les logements qui sont des passoires thermiques, on n’aurait pas besoin des EPR », souligne Régis.

Sur le même sujet : « La relance du nucléaire est une fuite en avant vertigineuse »

Concrètement, Énergie de Nantes s’implique donc aussi pour la rénovation énergétique afin de réduire les besoins. L’association prête des caméras thermiques ou des hygromètres pour mesurer le taux d’humidité dans les logements. Elle veille aux remontées de difficultés individuelles d’habitants, pour les aider à s’organiser collectivement afin d’interpeller leur bailleur pour améliorer leur confort thermique.

On se partage les fruits de la production, un peu comme dans un jardin ouvrier où l’on se répartit des légumes.

Pasco

Surtout, plus largement, elle cherche à faire de l’énergie un « commun », une vision politique cherchant à sortir de la binarité entre public et privé, théorisée notamment par l’économiste américaine Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009. L’idéal politique d’Énergie de Nantes : atteindre une économie de la subsistance, fondée sur une forme d’autoconsommation gérée collectivement. « On se partage les fruits de la production, un peu comme dans un jardin ouvrier où l’on se répartit des légumes. Là, on se rétribue avec des factures allégées, illustre Pasco. C’est une manière de lutter pour un monde meilleur tout en s’entraidant. »

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