Gaza, le retour dans les ruines

Depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu entre Israël et le Hamas fin janvier, près de 400 000 Palestiniens sont rentrés chez eux, dans le Nord, selon l’ONU. Des familles entières qui, après quinze mois de guerre d’une violence extrême, sont à nouveau plongées dans un désastre humanitaire.

Alice Froussard  et  Céline Martelet  • 5 février 2025 abonné·es
Gaza, le retour dans les ruines
© Ali Jadallah / ANADOLU AFP

Des jours et des jours qu’ils attendaient ce moment : celui où ils pourraient enfin retrouver le nord de Gaza. Les images aériennes de la foule, compacte, sur une route qui manque de s’effondrer donnent l’impression d’une longue colonne humaine qui s’étend à perte de vue. D’un côté, la mer Méditerranée ; de l’autre, un paysage de bâtiments détruits, de terrains rasés au bulldozer. Des combattants du Hamas, perchés sur des morceaux de béton, supervisent parfois des portions de la route, armes automatiques en bandoulière : une manière pour le mouvement islamiste de montrer qu’il conserve encore une partie du pouvoir dans la bande de Gaza, malgré les promesses israéliennes de l’éradiquer.

Pour la première fois, j’ai revu de l’espoir dans les yeux des gens ! 

M. Eyad

Ce voyage vers le nord est interminable. Beaucoup de Palestiniens marchent depuis des heures, avec sur le dos des matelas, des sacs ou ce qu’ils ont pu sauver. Certaines femmes portent un enfant dans les bras, un autre installé dans une poussette. D’autres aident des personnes âgées ou des blessés sur des fauteuils roulants. Parfois, ce sont des voitures à la carrosserie à moitié défoncée qui tentent de se frayer un chemin. Au milieu de cette marée humaine, un jeune homme serre son chat contre lui. Et sur les visages, la joie se fait sentir.

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«C’est un sentiment inexplicable», écrit Mahmoud Eyad dans un message WhatsApp. Le Gazaoui s’est levé aux aurores pour tenter d’éviter la foule. « Pour la première fois, j’ai revu de l’espoir dans les yeux des gens ! » Dans certaines villes comme Deir al-Balah, qui concentrait le plus grand nombre de déplacés de la ville de Gaza, l’afflux de personnes a créé des embouteillages de piétons dans les rues. Les chanceux ont dépensé leurs dernières économies pour louer un van ou mettre leurs affaires sur une charrette tirée par un âne.

Pour beaucoup de Gazaouis, rentrer dans le Nord signifie aussi retrouver les membres de leur famille ou des proches qui ont refusé de suivre les multiples ordres d’évacuation de l’armée israélienne vers le sud de l’enclave. «Je vais enfin enlacer ma mère, confie Hind Hinawi, 42 ans, une infirmière, lors d’un appel téléphonique, voix fluette, visiblement à fleur de peau. Elle est âgée et elle avait décidé qu’elle ne partirait pas car elle ne pouvait pas beaucoup marcher. Penser au moment où je vais la revoir, c’est indescriptible. »

Parfois, les retrouvailles ont eu lieu à mi-chemin, sur la route du corridor de Netzarim, dès la réouverture. Une zone délaissée par les soldats israéliens qui, encore quelques heures plus tôt, ouvraient le feu sur celles et ceux qui cherchaient à la traverser.

La joie au milieu du néant

Mais, alors que les familles se retrouvent, que les larmes coulent, que les embrassades fusent, nul ne peut ignorer les ravages de quinze mois de guerre. Les routes sont bordées de ruines, les drones bourdonnent encore au-dessus des têtes. Beaucoup découvrent une dévastation qu’ils n’avaient vue jusqu’ici qu’à travers les réseaux sociaux.

«Des quartiers entiers ont été rasés, décrit Maha Hussein d’une voix presque mécanique, comme si l’information n’était pas encore parvenue à son esprit. Parfois, on ne sait même plus où on est, ni même où se trouve tel ou tel quartier, car nous avons perdu tous nos points de repère. Tout a été réduit à l’état de gravats. » Cette défenseuse des droits de l’homme d’une trentaine d’années a été déplacée de force pendant la quasi-totalité de la guerre : elle a vécu dans trois abris du centre et du sud de la bande de Gaza, et raconte par téléphone sa sensation d’avoir été chaque seconde un peu plus proche de la mort que d’un potentiel retour dans sa maison, qu’elle a dû abandonner le 13 octobre 2023.

Les Gazaouis ont tenu en s’accrochant à l’idée de rentrer.

M. Hussein

Elle le précise, elle a gardé ses clés. Référence à la Nakba – « catastrophe » en arabe –, le déplacement forcé de plus de 750 000 Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël en 1948. Nombre d’entre eux ont conservé, depuis, les clés de leur maison, où leurs descendants espèrent encore revenir. «Je les ai toujours gardées avec moi, un peu comme si je me disais que je pourrais en avoir besoin, poursuit Maha. C’est incroyable, mais les Gazaouis ont tenu en s’accrochant à l’idée de rentrer, malgré ces quinze mois de bombardements, de famine, de massacre et de destruction totale. Le retour, c’est un moment chargé de symboles et emblématique pour notre peuple. Les gens priaient d’abord pour rentrer chez eux, et ensuite pour survivre à ce génocide. »

Nombreux sont ceux qui regrettent, a posteriori, d’avoir quitté leur domicile du nord de l’enclave. « Nous ne voulons plus subir un nouveau déplacement, nous avons appris de nos erreurs. Peu importe ce qui arrive, nous resterons chez nous », écrit dans un texto Khaled Bassam, ex-déplacé à Khan Younès, s’excusant de ne pas avoir le temps de répondre, trop occupé à rassembler ses affaires – ou du moins ce qu’il en reste – avant de revenir dans la ville de Gaza.

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« Nous n’avons jamais été plus en sécurité dans le Sud, soupire Salma Abu Khater, une mère de famille forcée elle aussi de quitter sa maison du quartier d’al-Tuffah, à Gaza. Le Sud a été ravagé de la même manière, et dans le Nord, nous avons tout perdu. Ça sera long, ça sera compliqué. Mais nous reconstruirons. » De son domicile, il ne reste plus rien : elle planifie de tout nettoyer et de planter une tente au même emplacement.

Çà et là, c’est un cimetière qui est détruit, un bâtiment éventré, des montagnes de décombres d’où sortent des barres de fer. Comme la plupart des Gazaouis de retour dans le Nord, Salma Abu Khater, son mari et ses quatre enfants seront confrontés à cette question à laquelle ils n’ont pas encore de réponse : comment survivre dans les ruines de leur ville, ravagée par la guerre ? «L’eau et la nourriture restent rares et il n’y a pas d’électricité», décrit-elle.

Il n’y a plus aucun hôpital fonctionnel. Nos enfants veulent aller à l’école, mais où ?

S. Abu Khater

La quasi-totalité de la population est tributaire de l’aide humanitaire, dont l’entrée a largement été assouplie depuis le cessez-le-feu, mais les besoins sont énormes et risquent encore d’augmenter, car des dizaines de milliers de personnes n’ont plus d’abri. « Et puis où ira-t-on se faire soigner ? Il n’y a plus aucun hôpital fonctionnel. Nos enfants veulent aller à l’école, mais où ? Elles ont toutes été bombardées. Nous sommes de retour, mais c’est humiliant. Jamais nous n’avons été humiliés à ce point », explose-t-elle.

L’immense défi de la reconstruction

La reconstruction, élément clé de la troisième phase de l’accord de cessez-le-feu, qui commencera une fois les derniers otages israéliens libérés par le Hamas, prendra plusieurs décennies. Le coût sera considérable : déjà, en mai 2024, l’ONU l’évaluait entre 30 et 40 milliards de dollars, sept mois seulement après le début des hostilités. « L’ampleur de la destruction est énorme et sans précédent. Jamais la communauté internationale n’a été confrontée à cette situation depuis la Seconde Guerre mondiale», assure Abdallah al-Dardari, le sous-secrétaire général des Nations unies et directeur du bureau général pour les États arabes du Programme de développement des Nations unies. 

Même s’il faut vivre dans la déshumanité la plus totale, cet endroit est le nôtre. 

Tamer

L’inquiétude concerne surtout l’avenir des civils, notamment après les propos de Donald Trump, le nouveau locataire de la Maison Blanche, qui, le 25 janvier, a suggéré l’expulsion d’un million et demi de Palestiniens vers l’Égypte ou la Jordanie pour «faire le ménage» dans la bande de Gaza en ruine. «Nous ne pouvons pas faire confiance aux Américains», se désole Tamer, un déplacé à Nuseirat, originaire du camp de réfugiés de Jabalia, dont il ne reste rien, quand on évoque ces paroles.

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«Si Trump a voulu arrêter cette guerre, ce n’est pas pour nous ni pour se soucier de notre bien-être, il n’en a jamais eu rien à faire des Palestiniens. C’est parce qu’elle coûtait trop cher aux Américains. Peu importe, nous resterons – nous sommes déjà des descendants de réfugiés. Même s’il faut vivre dans la déshumanité la plus totale, cet endroit est le nôtre. »

Mais, même si ce retour est chargé de symboles, il ne fera pas revenir ceux qui ont disparu. Ameed, un jeune étudiant, a tout perdu. Il est le seul survivant de sa famille. Sa maison au nord de l’enclave a été bombardée en juin 2024. Ses parents et ses frères ont été enterrés vivants sous les décombres. Depuis, il vit avec sa tante et ses cousins dans la zone humanitaire d’Al-Mawasi, du côté de Khan Younès. Lui n’envisage pas pour le moment de rentrer chez lui. « Trop éprouvant encore », soupire-t-il. Il ne sait pas s’il va le faire. À quoi bon ? « Quel que soit l’endroit où nous allons, ça sera toujours pareil, reprend Ameed. Nous serons dans des tentes, entourés de destruction et emplis de tristesse. »

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