Réfugié·es sahraoui·es : un demi-siècle de lutte dans le désert

En guerre contre le Maroc pour la souveraineté sur le Sahara occidental, une grande partie du peuple sahraoui survit en exil, réfugié depuis 50 ans dans des campements installés en territoire algérien.

Patrick Piro  • 26 février 2025 abonné·es
Réfugié·es sahraoui·es : un demi-siècle de lutte dans le désert
© Patrick Piro

À 70 ans, il ne reste à Béchir Bouzid, pour tout patrimoine, qu’une simple tente, la khaïma traditionnelle des nomades bédouins du désert où il s’abrite avec sa femme et leurs cinq enfants, dans le campement d’Aousserd. Né au Sahara espagnol, il le fuit quand la guerre éclate, en 1975. Le Front Polisario a pris les armes pour revendiquer la souveraineté du peuple sahraoui sur ce territoire, alors que le colon espagnol l’a abandonné aux convoitises du Maroc et de la Mauritanie. Béchir Bouzid et sa famille, comme nombre de Sahraoui·es de sa génération, se réfugient derrière la proche frontière algérienne, près de la ville de Tindouf. Des tentes s’érigent en plein désert.

Un demi-siècle plus tard, l’exil improvisé s’est durablement ancré dans la roche et les sables ocre. Aujourd’hui, près de 180 000 Sahraoui·es vivent dans cinq campements – Smara, Al Aiun, Dakhla, Aousserd, et Boujdour. Une sixième localité, Shahid El-Hafed (Rabouni), rassemble les principales administrations sahraouies : Alger, soutien constant des luttes d’indépendance en Afrique, a octroyé la gestion des campements à la République arabe sahraouie démocratique (RASD), État en exil créé le 27 février 1976 par le Front Polisario.

(Source : Lorz Elli / 2021 –  Sources : Sentinel 2 | ALPS  | WSWA.)

En 1991, ce dernier signe un cessez-le-feu avec le Maroc (la Mauritanie avait lâché prise en 1979), figeant la situation sur le terrain contre l’engagement qu’un référendum d’autodétermination décidera de l’avenir du Sahara occidental. Ils sont des milliers, comme la famille Bouzid, à regagner les « territoires libérés », fraction désertique tenue par l’armée sahraouie, à l’est.

La majeure partie du territoire (80 %), où se trouvent les principales ressources (phosphate, pêche), reste occupée par les forces marocaines, retranchées derrière un immense mur de sable truffé de dispositifs de défense, dont près de 10 millions de mines antichar et antipersonnel. La balafre, longue de 2 700 kilomètres, isole depuis quatre décennies les familles restées en territoire occupé de celles qui vivent en Algérie dans les campements.

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Mais la guerre reprend en 2020, à la suite de la violation par Rabat des engagements du cessez-le-feu à Guerguerat, dans l’extrême sud du Sahara occidental. Les drones marocains harcèlent les territoires libérés. Un bombardement rase la maison des Bouzid, détruit leur véhicule et décime leur cheptel de dromadaires, de chèvres et de moutons. C’est à nouveau l’exode vers Tindouf et les campements. « C’est très dur, il faut tout recommencer, témoigne le patriarche. Et nous n’avons pas la moindre ressource pour construire un abri en dur. »

Cette nouvelle guerre est dominée par le recours massif aux drones par l’armée marocaine, y compris contre les civils des territoires libérés. « Ils ont tué plus de 300 personnes jusqu’à 100 kilomètres du mur marocain, et leurs mines ont blessé ou tué quelque 6 000 personnes », déplore Ghazi Nah, directeur du Sahrawi Mine Action Coordination Office (Smaco), en charge de la formation de personnels au déminage. Il y a deux ans, un drone a tué le fils de Khalifa Abderrahmane, alors qu’il accompagnait un berger dans les territoires libérés.

Les Marocains prétendent qu’ils bombardent des terroristes, mais en vérité ils tirent sur tout ce qui bouge dans les territoires libérés.

T. Salek

Taufa Salek a été informée, un jour de 2022, que la voiture de son frère y avait été retrouvée calcinée. Son corps n’a pas pu être rapatrié dans les campements. Il était la seule source de revenus de la famille, qui vit dans le campement de Smara. «Les Marocains prétendent qu’ils bombardent des terroristes, mais en vérité ils tirent sur tout ce qui bouge dans les territoires libérés, humains, animaux, maisons ! », s’élève Taufa Salek.

Les dents brunies par l’eau

L’exil et la guerre ont imprimé leur marque au sein de toutes les familles sahraouies. « Pas une qui ne compte un mort au front », assure Paco Scidha, treize années de combat, et qui fait visiter le Musée de la résistance dans son treillis. Tous les hommes que vous voyez, dans les campements, ont été un jour combattants. » Enrôlé dans plusieurs opérations militaires avant 1991, Ahmed Lejlifa Lehbib, 55 ans et plusieurs petits-enfants, sait qu’il peut être rappelé à tout moment. « Comme tout homme ici. Il n’y a pas d’exception. » Il a perdu deux frères à la guerre.

Camp Sahara reportage
Vue du campement d’Aousserd. (Photo : Patrick Piro.)

Le dernier d’entre eux, Mohamed Mouloud, a miraculeusement survécu en 1989, la jambe broyée par une mine, puis a été à nouveau blessé, à deux reprises. Pas abattu. « Tant qu’on n’aura pas libéré notre pays, il faudra continuer à se battre !» Alors que Rabat manœuvre depuis près de trois décennies pour empêcher la tenue du référendum, dont l’issue prévisible est la victoire du camp pro-indépendance, la reprise de la guerre ne rencontre guère de contestation, dans les campements.

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À quelque 70 kilomètres du front et abritée en Algérie, la vie ressemble à celle de millions de réfugié·es dans le monde : extrêmement précaire et suspendue à l’espoir ténu d’une résolution favorable du conflit. La région de Tindouf est réputée l’une des plus inhospitalières du désert saharien. Les six mois de la saison estivale sont un assommoir, sous des températures supérieures à 50 °C quand elles dépassaient rarement 30 °C sur la côte atlantique sahraouie.

Dans les campements ne se dressent qu’une poignée d’arbres héroïques. Les conditions de vie sont très rudes, en dépit d’améliorations spectaculaires depuis une demi-douzaine d’années – construction de maisons en dur, électrification et bitumage de routes par l’Algérie, dont l’aide à la RASD n’a jamais faibli.

En été, il y a régulièrement des tensions, car l’eau manque.

L. Labeidi

Plus de 80 % de la population est intégralement dépendante de l’aide alimentaire internationale, via le Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU, l’Algérie, diverses autres agences onusiennes ainsi que des ONG. Naïma, 25 ans, connaît par cœur le contenu de la ration livrée chaque mois par camion : par personne, 8 kg de riz, 2 kg de pois chiches, 1 l d’huile, 0,5 kg de sucre, etc. « Mais tout est trop juste », murmure-t-elle. Le volume d’aide, initialement calibré pour 90 000 personnes par l’ONU, n’a jamais couvert les besoins de base de la population.

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Selon une étude réalisée en 2024 par l’organisation, près des trois quarts de la population des campements vit en situation d’insécurité alimentaire, plus de la moitié des femmes sont anémiées et un tiers des enfants souffrent de malnutrition chronique. « Des paniers insuffisants en quantité et en variété, des revenus trop faibles pour compléter les rations, et l’absence de régime spécial pour les enfants de moins de deux ans », analyse Yahia Buhubeini, directeur du bureau local du Croissant-Rouge, qui gère les distributions alimentaires. Et les craintes sont ravivées depuis un an : le PAM a réduit de 30 % ses livraisons, en raison d’une baisse des financements apportés par les pays donateurs.

(Photo : Patrick Piro.)

La grande rareté concerne également l’eau. Les quelques forages ne couvrent que très partiellement les besoins, et c’est souvent par camions-citernes que les réservoirs familiaux sont approvisionnés, selon des créneaux horaires définis par groupe de maisons. « En été, il y a régulièrement des tensions, car l’eau manque », témoigne Lekal Labeidi. Il montre ses dents brunies. « Je ne fume pas, c’est le manque de phosphore de cette eau, qui n’est pas traitée. »

Une production alimentaire cachée

Depuis 2020 et la reprise des combats, la pression s’est même accrue avec l’afflux de réfugié·es fuyant les attaques de drones. Le seul campement d’Aousserd, qui compte 35 000 habitant·es, a dénombré plus de 4 000 nouvelles arrivées, indique sa gouverneure, Khira Boulahi. «Les gens ont installé leurs khaïmas aux alentours, mais il a bien fallu les intégrer, ne serait-ce que pour assurer la scolarisation des enfants, obligatoire. »

(Photo : Patrick Piro.)

Car la société sahraouie, paradoxalement, tient remarquablement le coup, en dépit du climat, des tensions sur l’alimentation et l’eau, de la grande rareté des emplois et donc des revenus, d’une résilience usante… L’administration mise en place par le Front Polisario a placé l’éducation au sommet des priorités, au point que le taux d’analphabétisme est inférieur à 4 %, selon l’Unesco. Un système de prise en charge sanitaire et sociale, appuyé sur un nombre inattendu de structures, fonctionne tant bien que mal en dépit d’un manque chronique de moyens.

Nos campements de réfugié·es sont les seuls au monde à ne pas connaître de problèmes de ressources humaines.

Y. Buhubeini

Trois centres d’éducation spécialisés sont dédiés aux enfants handicapés. Une école forme une vingtaine d’infirmières et de sages-femmes chaque année, des médecins étudient à Cuba et en Algérie. «J’ai dû conduire mon père aux urgences à quatre heures du matin, raconte Salek Alibuya. Je ne m’attendais pas à un tel dévouement du personnel, parce que je sais qu’ils ne gagnent presque rien. »

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Solidarité avec les plus démunis, participation communautaire, cohésion sociale : Yahia Buhubeini, au Croissant-Rouge, met l’emphase sur un modèle social qui compense en partie le manque de moyens financiers. «Tous nos services sont gérés par des Sahraoui·es, et à des coûts bien moindres que la moyenne dans des situations similaires. Nos campements de réfugié·es sont les seuls au monde à ne pas connaître de problèmes de ressources humaines. Quant à la préoccupation constante de l’ONU de promouvoir la participation féminine, elle est ici sans objet. Par exemple, les responsables des distributions alimentaires, ramifiées par groupes de cinquante personnes dans les quartiers, sont toutes des femmes. Leur leadership est reconnu sur la scène internationale. Quand les hommes étaient au front, entre 1975 et 1991, ce sont elles qui ont assuré toute la gestion des campements. »

(Photo : Patrick Piro.)

Et elles continuent aujourd’hui, jusqu’à d’improbables audaces. Galia Said fait visiter une extravagante unité de production alimentaire, dissimulée dans une bâtisse anonyme d’Aousserd. Depuis 2019, des bassins de pisciculture et des serres horticoles y défient l’aridité, la fournaise et les vents de sable. « Nous avons produit jusqu’à 11 200 salades en 2021, et nous pourrions théoriquement couvrir la demande du campement, commente tranquillement la jeune femme, qui gère l’installation avec son frère. Les poissons, c’est plus difficile. Nous en donnons à quelques familles à faible revenu. Mais il faut aussi leur apprendre à les cuisiner. » La côte Atlantique n’est encore qu’une promesse inaccessible, dans les campements.

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