Les femmes sahraouies en première ligne

La société sahraouie se distingue des peuples arabes par son degré d’émancipation des femmes et par la place privilégiée qu’elles y occupent dans la vie publique, administrative et politique.

Patrick Piro  • 27 février 2025 abonné·es
Les femmes sahraouies en première ligne
Jadjato Mohamed Sidi (à gauche) et Sidami Lhafed.
© Patrick Piro

Et d’un coup la salle s’anime, dans un ping-pong d’échanges en hassanya, le dialecte arabe du peuple sahraoui. La Maison des femmes du campement d’Aousserd a invité Jadjato Mohamed Sidi, chargée des affaires sanitaires et sociales à l’Union nationale des femmes sahraouies, à s’exprimer sur les questions de divorce. Un débat générationnel. Volubile, la jeune femme défend ses convictions avec force gestes : oui, le divorce est totalement légal, les femmes doivent pouvoir le demander à leur mari sans contrainte ; et s’il refuse, elles peuvent, au bout de trois mois, saisir la justice, qui leur donnera raison.

Les femmes doivent pouvoir prendre en charge elles-mêmes leur volonté de divorcer !

J.M. Sidi

La Maison des femmes, qui leur est exclusivement dédiée, est souvent sollicitée pour des problèmes d’enfants de santé précaire ainsi que pour un soutien quand elles envisagent un divorce, accepté socialement mais finalement assez peu fréquent. Les plus âgées jugent notamment inconvenant ou périlleux d’aborder de front leur mari, et défendent la pratique culturelle consistant à faire porter la demande de divorce par un homme proche du couple.

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Jadjato Mohamed Sidi n’en démord pas. « Il faut casser le tabou de cette pseudo-pudeur, les femmes doivent pouvoir prendre en charge elles-mêmes leur volonté de divorcer ! C’est une question d’éducation et de conscientisation. » La société sahraouie, et notamment ses hommes, se dit fière de la place qu’y occupe la femme, avant-gardiste au sein du monde arabe. « Ça s’est matérialisé pendant les seize années de guerre pour la libération des territoires occupés, rapporte Ahmed Bobih, ancien combattant. Tous les hommes, ou presque, étaient au front, ce sont les femmes qui s’occupaient de tout dans les campements. »

Signes d’émancipation

C’est encore le cas… dans l’intimité des maisons et des khaïmas, ces tentes bédouines dont les familles perpétuent l’usage : la plupart du temps, ce sont les femmes qui assument l’essentiel des charges domestiques. Cependant, si leur promotion reste un chantier en cours, les signes d’émancipation sont nombreux. La Maison des femmes – « où les hommes ne sont admis que pour visiter », s’amuse sa directrice Lala Ebba Cheij – en a terminé avec la bataille de l’alphabétisation.

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« Aujourd’hui, toutes les femmes savent lire et écrire, nous nous investissons sur d’autres terrains », poursuit-elle. La Maison leur donne des cours pratiques (cuisine, couture, coiffure…) pour la vie domestique ou pour trouver du travail dans l’administration (apprentissage de l’espagnol, de la bureautique de base…), et attribue des microcrédits à des projets de création d’activités économiques. À Aousserd, se signalent deux projets économiques saillants : un poulailler ainsi qu’une pisciculture associée à une serre horticole, tous deux conduits par des femmes.

Galia Said, dans la serre horticole. (Photo : Patrick Piro.)

C’est dans la sphère publique que l’évolution est la plus visible. Le personnel est féminin dans près de 90 % des postes d’enseignement, il est majoritaire dans les hôpitaux. Et elles osent. « Dans les campements, on voit des femmes portant le chèche comme les hommes, et ça ne choque personne », remarque Leïla Bounebache, militante à Ivry (94) de l’Association des amis de la République arabe sahraouie démocratique (AARASD).

Nous sommes parvenues à nous imposer comme des pivots de la société.

S. Lhafe

En 2018, elle assiste à l’étonnante scène d’une ministre de l’Éducation rabrouant sèchement le président de la République, qui tempérait son message d’alerte concernant la désillusion de certains jeunes, confrontés à l’absence de perspectives pour leur avenir. « Tais-toi, ici, c’est nous gérons, nous qui savons, nous qui gagnons ! »

« Toutes les portes ouvertes aux femmes »

Le Conseil d’Aousserd, son instance dirigeante, est majoritairement féminin. Et comme pour la moitié des campements sahraouis ainsi que la totalité de leurs 25 subdivisions (daïras), il est gouverné par une femme, Khira Boulahi. Mi-février, quand elle reçoit officiellement une délégation humanitaire française, c’est entourée de trois autres femmes, en charge de fonctions politiques et administratives locales de haut niveau (photo ci-dessous.)

Khira Boulahi, 2e en partant de la gauche. (Photo : Patrick Piro.)

« Nous sommes parvenues à nous imposer comme des pivots de la société, affirme Sidami Lhafed, présidente de la Maison des femmes. Le Front Polisario, organisation politique, a ouvert toutes les portes aux femmes. Il n’existe pas un ministère sans femme aux niveaux principaux de responsabilité. Et leurs compétences y sont reconnues. »

L’initiative revient aux femmes de prendre les places. Nous voulons les aider à sortir de leur coquille.

S. Beiruk

On est cependant loin de la parité. Elles ne sont que 4 au gouvernement, sur 18 ministres, et 5 au secrétariat national du Front Polisario, sur 33 membres. Et la présidence de la RASD ne leur semble pas accessible – « il y faut impérativement un combattant… », stipule un observateur. « Pour autant, c’est un progrès historique, positive Sidami Lhafed. Maintenant, c’est à nous de faire le travail : s’instruire, se conscientiser, s’engager en politique et dans les espaces publics. »

Suelma Beiruk, ministre des Affaires sociales et de la promotion de la femme.

C’est le même discours, dans la bouche de Suelma Beiruk, ministre des Affaires sociales et de la promotion de la femme. « Aucun obstacle ne barre l’accès des femmes à l’école, à l’université, en politique. Oui, comme dans toutes les sociétés, le machisme opère et il y a compétition avec les hommes. Mais l’initiative revient aux femmes de prendre les places. Nous voulons les aider à sortir de leur coquille. La condition de cette émancipation, c’est d’acquérir la confiance en elles. »

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