Violences intrafamiliales : comment les expertises psy protègent les agresseurs
Demandés par les juges en matière de violences conjugales, ces documents sont pourtant contestés pour leur absence de méthode scientifique et leurs biais sexistes. Ils pénalisent très souvent la mère et/ou l’enfant, même lorsque des violences sont dénoncées.
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Mise en garde : Cet article fait état de violences sexuelles et notamment intrafamiliales.
Quelques lignes, des mots jargonneux et, en fin de compte, un enfant placé dans une famille d’accueil, voire chez le parent violent. En France, dans la justice pénale pour des affaires de violences conjugales ou au civil pour les procédures de divorce, les expertises psychologiques ont un poids stratégique. Les magistrats les demandent et s’y réfèrent. Elles complètent leur appréhension du dossier sur un volet pour lequel ils ne sont pas formés ou très peu : le fonctionnement psychologique des individus.
Auréolés de cette place centrale dans le système judiciaire, ces experts-psychologues, agréés par les cours d’appel, n’hésitent pas à manier formules alambiquées et effets de manche. Pire : leurs analyses sont souvent traversées par des biais sexistes, sans fondements scientifiques, invitant à comprendre un père « protecteur » face à une mère « hystérique ». Y compris lorsque ce dernier est visé par des plaintes pour violences sur la conjointe ou d’inceste sur l’enfant.
« L’expert fait ce qu’il veut »
Un résumé manichéen de leur activité ? Pas tellement, au vu des nombreux documents et des situations concrètes qui ont été rapportés à Politis. Depuis de longues années, ces expertises psychologiques sont contestées. Par les premières personnes concernées, les femmes victimes de violences ou témoin de violences sur leur enfant, déjà. Mais aussi par plusieurs acteurs du monde judiciaire, ou d’autres psychologues, pointés du doigt par le reste de la profession pour leur regard critique. « L’expert fait ce qu’il veut, et le droit ne prévoit aucun dispositif pour évaluer la fiabilité de son travail », dénonce le psychologue, Mickaël Morlet-Rivelli, concerné par cette mise au ban professionnel.
Des noms d’experts reconnus commencent à être éclaboussés par ces protestations. Le 18 février, la chambre disciplinaire de la première instance de l’Ordre des médecins examine la plainte par quatre associations spécialisées dans la protection de l’enfance contre Paul Bensussan pour manquements déontologiques. L’expert-psychiatre Roland Coutanceau est, lui, visé par trois plaintes, et Franck Moquin, un autre expert, par deux procédures, comme le racontait Mediapart en septembre 2023.
Léa* a subi les frais d’un autre psychologue. Le 21 juin 2024, elle reçoit l’expertise ordonnée par le juge des affaires familiales dans un contexte de violences intrafamiliales. Le document rapporte les propos du père, de la mère, les conclusions respectives du thérapeute, puis l’observation de Théo*, leur enfant, présent avec son père au rendez-vous et âgé alors 3 ans. « Monsieur ne présente pas de troubles du comportement ni de profil psychopathique particulier. Il se montre assez courtois et apaisé dans la relation et les échanges », note le psychologue clinicien. Rien à voir avec ce qu’il pense discerner chez Léa. Il suspecte qu’elle serait atteinte d’« un trouble de la personnalité ». Une « hypothèse renforcée par l’inflation victimaire » dont elle serait emprise, ajoute-t-il.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Cette « inflation » serait « nourrie, poursuit le document, imaginairement à partir d’éléments interprétés de manière inappropriée et excessive ». Il y aurait chez elle « une hyperactivité en direction des instances médicales et judiciaires autour d’une prétendue maltraitance de l’enfant par son père », conclut-il. Une femme instable qui affabule face à un homme « très affectueux et très attentif » avec son enfant. Le décor est planté. Binaire. Comme si la plainte déposée le 11 mars 2023 pour violences commises contre Léa et Théo n’existait pas. Tout comme celle du 12 avril 2024 pour violences psychologiques sur Théo.
Il a mis deux fois Théo en danger de mort.
Léa
Dans la première, classée sans suite, Léa dénonce des violences d’un compagnon « dépressif », accro à « l’ecstasy et à la cocaïne ». « Il a mis deux fois Théo en danger de mort », précise-t-elle à la policière. Dans la seconde, alors qu’un jugement avait établi deux week-ends par mois à la journée, elle décrit l’état « prostré » de son fils, « revenu sans réaction, comme un zombie » après les moments passés avec le père. Théo a des attitudes régressives, reprend subitement la tétine, demande un biberon, marche à quatre pattes. Il est atteint de troubles de l’alimentation et du sommeil. À ce moment-là, le psychologue reçoit, sans accord ni demande d’un magistrat, l’enfant avec son père. « En présence du père, [Théo] ne manifeste aucune crainte particulière », estime-t-il de son côté.
La suite ne vient que confirmer ces premières alertes. Fin mai, un médecin constate des blessures au niveau de l’anus de l’enfant après une visite chez le père. « Il faut absolument suspendre les visites du père pour garantir et maintenir une bonne santé physique et physiologique de l’enfant », est-il noté dans un certificat médical que nous avons pu consulter. Un psychothérapeute et psychanalyste a pu aboutir aux mêmes observations, d’après un signalement transmis au tribunal judiciaire de Bordeaux.
Une expertise avec des cartes de tarot
Finalement, la juge des enfants va bien éloigner l’enfant du père. Mais elle le fera aussi pour Léa, qui en avait la garde. « Fin septembre, mon petit garçon a été arraché de sa classe de petite section de maternelle et a été placé en foyer d’urgence. Je vais très peu le voir par la suite », regrette-t-elle. Le jugement reprend les conclusions de l’expertise.
Léa avait pourtant sollicité l’avis d’une autre psychologue experte à la Cour pénale internationale, Sarah Thierrée, afin qu’elle rende un commentaire d’expertise. Consulté, celui-ci notait « plusieurs défauts méthodologiques, portant tant sur le contenu de l’expertise, sur la conduite des entretiens, que sur la rédaction du rapport, et qui semblent porter atteinte à la validité de ses conclusions ».
Les expertises sont traversées par des jugements de valeur, basés sur les représentations propres au psychologue.
S. Thierrée
Sarah Thierrée est régulièrement sollicitée par les avocats ou les victimes pour contextualiser les expertises. Elle en a vu des centaines où elle retrouve ce genre d’approximations ou de biais. « Les expertises sont traversées par des jugements de valeur, basés sur les représentations propres au psychologue », pointe-t-elle.
Elle évoque un dossier à la cour d’appel de Rennes où l’expertise se basait même sur des cartes du tarot. L’enfant du couple, qui dénonçait des violences sexuelles, a finalement été remis chez l’agresseur désigné. La psychologue remarque à la fois une « inertie » de la justice, réutilisant des experts dont les magistrats savent qu’ils sont « problématiques ». Mais aussi « la force des courants psychanalytiques aux fondements sexistes » qui traverse l’institution judiciaire, malgré « l’existence, en dehors de ce courant, de pratiques prouvées scientifiquement. »
Sans fondement scientifique
Des choix idéologiques qui retombent souvent sur l’enfant, « que l’on entend, mais que l’on n’écoute pas », selon cette psychologue. C’est ce qu’ont pu constater les sociologues, Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent, tous deux travaillant les usages des sociaux de la notion d’aliénation parentale. Cette notion, sans fondement scientifique, évoque une pression mise sur l’enfant pour qu’il prenne parti pour l’un des parents. L’enfant serait donc aliéné par l’un des deux parents – souvent la mère, en l’espèce – et inventerait des violences qu’il n’a jamais subies.
Parler de la violence peut, in fine, vous être reproché dans cette boîte noire que sont les expertises psychologiques.
P-G. Prigent
Dénoncée par de très nombreux acteurs de la protection de l’enfance et de la justice, comme la Civiise, cette notion reste encore largement mentionnée pour des procédures de divorce ou lorsque des violences conjugales sont dénoncées, malgré les préventions du ministère. Elle est, aujourd’hui, peu à peu remplacée par le « syndrome de Münchhausen », qui désigne un besoin d’inventer des maux et de multiplier les rendez-vous médicaux.
Un trouble lui aussi largement pointé du doigt pour son absence de fondement scientifique et ses biais genrés. « Prenons une procédure de divorce, où une plainte de madame pour violences aurait été classée sans suite. L’expert rend son analyse où il est dit que madame est aliénante. Le transfert de garde se fera au profit de l’agresseur dénoncé », relate Pierre-Guillaume Prigent.
Le chercheur conclut : « Si l’expert parle d’aliénation, de relations fusionnelles, alors une épée de Damoclès restera toujours au-dessus de la tête de madame. Parler de la violence peut, in fine, vous être reproché dans cette boîte noire que sont les expertises psychologiques. » Une phrase qui résonne avec l’histoire de Pauline*. Condamné pour violences conjugales pour des faits survenus quelques mois après la naissance de leur fils, son ancien compagnon a demandé plusieurs fois la réalisation d’expertise psychologique.
Une manière « très inauthentique de pleurer »
Une fois obtenue, il dresse pendant l’entretien le portrait d’une personne « manipulatrice et menteuse ». Dans son analyse, l’experte croit déceler une manière, chez Pauline, « très inauthentique » de pleurer. La psychologue conclut en estimant que la violence physique commise par le père serait « instrumentalisée » par la mère, afin de destituer sa fonction. Et la psychologue d’enjoindre Pauline d’entretenir une relation de « mère désaliénée de ses propres enfants ».
Autre exemple chez Laura*. Cette fois-ci, ce n’est même pas une expertise mais une simple attestation réalisée par une psychologue qui pèsera de tout son poids sur la garde des enfants. Et ce, malgré une plainte pour violences sur mineur déposée en mai 2024. Deux mois plus tard, alors que sa fille refusait d’aller chez son père à la sortie de l’école, celui-ci écrit directement à la thérapeute : « On me reproche de frapper ma fille, de me frotter mouillé contre elle et de la forcer à coucher avec moi. Je n’ai rien fait de tout cela ». En réponse, la psychologue va dans son sens : « Je ne suis malheureusement pas surprise par votre message. Nous sommes dans une situation d’aliénation parentale grave. »
Quelques jours plus tard, celle-ci livre son attestation. « Au fil des séances et après échanges avec chacun des parents, il est apparu qu’il n’y avait pas de situation de danger pour Camille lorsqu’elle réside chez Monsieur », affirme-t-elle, tout en voyant une « problématique importante dans la relation mère-fille ». Cette pièce, ainsi qu’une « information préoccupante » (1), est versée au dossier même si la psychologue n’aura vu la fillette que pendant deux mois.
Une information préoccupante est une alerte que n’importe quelle personne peut transmettre en cas de violences sur un mineur, ou s’il a des comportements inhabituels. Elle est envoyée à une cellule départementale chargée de recueillir ces alertes.
Dans son ordonnance, le juge des enfants reprend les termes utilisés par la psychologue, tout en décelant quand même des incohérences avec le travail d’enquête du département. Il prévoit finalement une « mesure judiciaire d’investigation éducative », c’est-à-dire un temps d’observation pour comprendre comment vit l’enfant.
Je fais encore des cauchemars de mon rendez-vous avec l’experte-psychologue.
E. Rivière
Emma Rivière*, un nom d’emprunt qu’elle a choisi pour médiatiser son histoire, notamment dans un documentaire sur « l’hystérie » sur France Culture (2), a, elle aussi, subi une expertise biaisée et à charge. « L’assistante sociale de la gendarmerie m’avait un peu préparée : il fallait que j’en dise le moins possible », se rappelle-t-elle, après avoir porté plainte pour violences physiques et psychologiques, atteintes à la vie d’autrui, harcèlement moral et menaces de mort réitérées sur conjoint.
Les fantômes de l’hystérie – Histoire d’une parole confisquée, LSD, la série documentaire, Pauline Chanu.
« Sinon, elle m’a dit que ça se retournait souvent contre les mamans ». C’est ce qui est arrivé. « Je fais encore des cauchemars de mon rendez-vous avec l’experte-psychologue », soupire-t-elle. Sept ans de procédure et de survie en lieu sécurisé s’en sont suivis. Pour finalement, aboutir à un divorce au tort partagé. « Une catastrophe », dit-elle, au vu tout ce qu’elle a subi. Emma n’a pas revu sa fille depuis juin 2017, ni son fils depuis janvier 2023.
Pour aller plus loin…
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