Pour Terre de liens, la souveraineté alimentaire est un « scandale made in France »

La France dispose d’assez de terres agricoles pour nourrir sa population mais près de la moitié ne produisent que pour l’exportation. Une vision de la souveraineté alimentaire axée sur le commerce international que dénonce l’association.

Vanina Delmas  • 17 février 2025 abonné·es
Pour Terre de liens, la souveraineté alimentaire est un « scandale made in France »
© Markus Spiske / Unsplash

Après avoir scruté l’état des terres agricoles françaises, puis révélé qui sont leurs véritables propriétaires, Terre de liens avait détaillé la réalité du portage foncier, ce dispositif qui permet à une personne morale d’acheter des terres pour les mettre à disposition d’agriculteurs et d’agricultrices. Pour son quatrième rapport, l’association qui lutte depuis plus de 20 ans contre la spéculation des terres agricoles, s’est attaquée à un sujet dans l’air du temps : la souveraineté alimentaire.

Et appelle le gouvernement à mettre en cohérence production agricole et besoins alimentaires, à l’aube du vote du projet de loi sur l’orientation agricole au Sénat et de l’ouverture du Salon de l’agriculture. « Pour atteindre la souveraineté alimentaire, c’est tout le système agricole et alimentaire qui doit évoluer. C’est la manière dont on produit, transforme, distribue et consomme l’alimentation », clame Terre de liens dans son rapport intitulé « Souveraineté alimentaire : un scandale made in France ».

Plus on exporte, plus on importe

Depuis 2020 et le choc de la pandémie de covid-19, l’expression « souveraineté alimentaire » nourrit tous les discours des gouvernements successifs. Mais son sens premier a été dévoyé, sous l’impulsion de la FSNEA, donnant le champ libre à l’exportation de la production agricole, avec l’ambition illusoire de nourrir le monde. À partir de nombreuses études et chiffres officiels, le rapport de Terre de liens démontre la situation paradoxale de la France : plus on exporte, plus on importe.

Le potentiel nourricier de la France est déficitaire. Notre souveraineté alimentaire est dans les choux.

C. Sovran

La France a un potentiel nourricier – le ratio entre les terres et les habitants d’un territoire – de 130 %. Mais elle mise sur l’exportation pour apparaître comme une puissance agricole, et a donc recours à l’importation pour nourrir sa population. Deux explications : le niveau de transformation de notre alimentation mais avant tout le niveau d’insertion de notre agriculture dans le commerce international.

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« Sur les 28 millions d’hectares de terres agricoles dont dispose la France, 43 % produisent pour l’exportation. La surface agricole disponible par habitant pour nourrir la population française est donc réduite à 2 100 m2, là où il en faudrait le double pour nourrir une personne. Conséquence : le potentiel nourricier de la France est déficitaire. Notre souveraineté alimentaire est dans les choux », assène Coline Sovran, chargée de plaidoyer à Terre de liens et autrice du rapport.

Exemple concret et qui touche au quotidien des Français : les pâtes. La filière blé dur français semble plutôt performante puisqu’elle a produit plus de 1,3 millions de tonnes en 2023, se plaçant comme le 2e producteur européen de blé dur derrière l’Italie. Les Français consomment en moyenne 8,5 kg de pâtes par an et par personne donc la production made in France serait suffisante. Or, il s’avère que celle-ci est majoritairement destinée à l’exportation, donc nous sommes obligés d’importer les trois quarts des pâtes consommées dans l’Hexagone.

Indicateurs dans le rouge

La France est le sixième exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires. Est-ce pour autant une puissance agricole et un pays qui « nourrit le monde » ? Selon les données 2023 de France Agrimer, la France exporte majoritairement des produits transformés, dont en priorité des vins et spiritueux, assez peu nourrissants, mais aussi de la charcuterie et des produits laitiers, qui sont des produits issus de filières d’élevages dépendantes d’importations d’aliments pour les animaux.

Pour nourrir ce bétail, quatre millions de tonnes de soja sont importées chaque année, soit l’équivalent de 1,4 million d’hectares, principalement du Brésil et d’Argentine. « Pour rendre nos filières autonomes et produire autant en France, il faudrait consacrer toutes les terres agricoles de la Bretagne au soja. Or aujourd’hui, près de cinq millions de terres arables sont déjà dédiées à l’alimentation animale », commente Coline Sovran.

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De plus, cette filière est très dépendante d’engrais de synthèses importés, fabriqués à partir de minerais et de gaz, venant principalement de pays situés en dehors de l’Union européenne. Un système qui rend la France très vulnérable car soumise aux ressources d’énergies fossiles dont les prix oscillent en fonction des contextes géopolitiques. En 2022, la hausse du prix du gaz suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné une augmentation de 75 % du prix des engrais. Pour Terre de liens, le constat est implacable : tous les indicateurs censés calculer la souveraineté alimentaire de la France sont dans le rouge.

Transformation mortifère

La plaine d’Aunis, est un des exemples illustrant cette transformation mortifère d’un territoire agricole désormais quasiment dédié à l’exportation. Sa connexion avec le port de La Rochelle, deuxième port français pour l’exportation de céréales, a fortement orienté les politiques agricoles territoriales, au détriment des paysages et des besoins alimentaires des populations. Autrefois terre de polyculture-élevage, c’est aujourd’hui une grande plaine céréalière, où 80 % de la surface agricole utile et 55 % des fermes sont en grandes cultures.

Selon la chambre d’agriculture de Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, sur les 840 fermes que compte le territoire, seules 130 d’entre elles s’inscrivent dans une démarche de circuit court. C’est le cas de Noël Michot, qui a été obligé de faire évoluer son exploitation au fil des années pour survivre. « Je suis la troisième génération d’agriculteur mais j’ai dû arrêter l’élevage de vaches car l’urbanisation s’est trop rapprochée de la ferme et je n’ai plus le droit de faire de l’élevage », raconte-t-il. Il lui restait 62 hectares en grandes cultures, en agriculture conventionnelle mais il a vite compris que ce n’était pas viable.

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Alors il enclenche plusieurs transformations : passage en agriculture biologique, activité de maraîchage pour de la vente directe, sélection de variétés anciennes de blés pour plus de diversité et une meilleure adaptation climatique. Noël Michot fait pousser un mélange de quatre variétés qui correspondent aux normes pour la consommation mais pas à celles des coopératives. Il a donc réinventé une filière avec l’aide de paysans-meuniers et paysans-boulangers pour vendre son blé.

« Les agriculteurs en grandes cultures ne peuvent pas être seuls car cette production demande de la transformation, du stockage, du conditionnement, donc des infrastructures adaptées. Ainsi, ils n’ont plus vraiment le choix et deviennent dépendants des coopératives. Quand on veut sortir du lot, il faut se débrouiller pour trouver des débouchés », détaille-t-il.

Qui va nous nourrir demain ?

Pour Terre de liens, deux questions clés devraient guider les politiques publiques et les choix des consommateurs : qui va nous nourrir demain ? Et si demain l’agriculture n’était plus orientée par la balance commerciale mais par le droit à l’alimentation ? « Aujourd’hui, énormément de soutiens publics vont à l’aval c’est-à-dire à la grande distribution et l’agroalimentaire. Un récent rapport les a estimés à 16,4 milliards d’euros par an, pour ces acteurs, principalement sous forme d’exonérations fiscales et de cotisations sociales, sans critère ni condition, décrypte Tanguy Martin, chargé de plaidoyer. C’est une politique d’emplois à bas coût, qui engendre de la précarité sociale et une industrialisation de l’aval et donc à de la nourriture industrialisée. »

Un pays dont l’agriculture est commandée par les marchés internationaux a perdu sa souveraineté alimentaire.

P. Pointereau

L’association fait quelques recommandations pour transformer radicalement les politiques publiques et construire un système agroalimentaire juste et durable : réorienter la PAC vers une politique agricole et alimentaire commune (PAAC), démocratiser le système alimentaire par la participation citoyenne, redonner du pouvoir aux territoires, massifier les installations agricoles pour une agriculture nourricière intensive en emplois et encadrer les acteurs de l’aval pour favoriser une transition agroécologique systémique.

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Pour Philippe Pointereau, président de la Fondation terre de liens, il faut se rendre à l’évidence : « Un pays dont l’agriculture est commandée par les marchés internationaux a perdu sa souveraineté alimentaire. Quand on mange quelque chose aujourd’hui, on ne sait plus d’où il vient, ni comment il a été produit. On a perdu ce lien à l’agriculture. »

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