Siham Touazi, l’infirmière qu’un Ehpad de luxe voulait faire taire
Celle qui avait initié une grève inédite de 133 jours avec une dizaine de femmes dans un établissement cossu du Val d’Oise, est visée pour une plainte en diffamation par ses anciens employeurs. L’audience de cette « procédure bâillon » était fixée ce jeudi 6 février. Portrait.

© SEBASTIEN BOZON / AFP
Ni piquet de grève, ni syndicat, ni discussions à rallonge avec tout ce que la République compte d’élus, de pouvoirs publics ou de services administratifs, ni interviews avec des journalistes ou interpellation d’Emmanuel Macron, ni audiences aux prud’hommes ou plainte en diffamation : le 25 décembre 2021, Siham Touazi et deux autres collègues de l’Ehpad du Château de Neuville-sur-Oise n’avaient alors aucune idée de ce qui les attendait.
Elles sont dans les toilettes de cet établissement luxueux, privé, détenu par une riche famille de Compiègne. Elles discutent. Se motivent. Puis soudain, l’évidence. « Bon, on va faire la grève alors ? », lance l’une d’elle. « Oui ! », répliquent les deux autres. Une recherche Google jettera les premières bases. Mais aucun algorithme n’aurait pu prévoir un tel combat à venir.
On s’était dit qu’après trois jours, ça allait être réglé.
S. Touazi
Au départ, elles partaient confiantes. « On s’était dit qu’après trois jours, ça allait être réglé », se souvient, sourire en coin, Siham Touazi, dans un café près de l’Ehpad où elle a travaillé pendant douze ans. « On commence à lister tout ce qui ne va pas : le rationnement de la nourriture pour les personnes âgées, l’absence d’équipement de qualité, la gestion des plannings, la charge de travail… ». L’infirmière, déléguée au comité économique et social (CSE), accompagnée d’une petite dizaine de collègues, veulent des équipements, des formations. Les soixante-douze heures de lutte se sont transformées en semaines, puis en mois. Finalement, la grève a duré 133 jours.
Et l’histoire ne s’arrête pas là. Aujourd’hui, Siham Touazi est poursuivie pour diffamation par ses anciens employeurs pour plusieurs déclarations publiques. Un billet de blog publié sur un site de travailleurs du groupe Korian. Et plusieurs extraits d’interviews accordées à la radio associative, Cause Commune, où elle décrivait les conditions de travail particulièrement dégradées et l’attitude de sa hiérarchie. Une hiérarchie qui n’a pas hésité, non plus, à poursuivre en diffamation la journaliste de L’Humanité, Eugénie Barbezat, et animatrice de l’émission Liberté sur Paroles, de cette même radio, dont la carrière n’avait jamais été émaillée d’une quelconque procédure de la sorte.
« Son ennemie jurée, c’était Siham »
Contactée, une collègue gréviste l’admet : « La directrice a décrété que son ennemie jurée, c’était Siham. C’est devenu personnel », juge-t-elle. Dans la salle d’audience du tribunal judiciaire de Pontoise où est jugée cette plainte en diffamation, la plaignante – dont la famille détenait l’Ehpad avant de céder l’activité en 2023 –, affirme que « Siham Touazi mettait la pression sur les salariés », et participait, au CSE, à « humilier la directrice » de l’établissement. Sur les bancs, d’anciennes salariées grévistes soufflent. La présidente demande le calme.
La plaignante nie les restrictions alimentaires et oppose « le refus de toute évolution » de la part du CSE, lorsque de nouveaux plannings lui ont été présentés. Les caméras, perçus comme des outils de surveillance par plusieurs salariées, sont, pour la plaignante, « des caméras de protection ». Elle admet, tout de même, que « ces vidéos ont pu servir à prouver que des salariées ne devaient pas être présentes dans telle ou telle salle ».
Cette rupture conventionnelle, elle nous a été imposée après 133 jours éreintants de grève.
S. Touazi
Le délibéré est attendu dans plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Tout comme celui de la procédure aux prud’hommes engagée par les anciennes grévistes pour contester les ruptures conventionnelles signées après ce long combat. « Nous, on ne voulait pas partir : on voulait que nos conditions de travail et le quotidien des résidents soient améliorés. Cette rupture conventionnelle, elle nous a été imposée après 133 jours éreintants de grève », note Siham Touazi.
De l’hiver jusqu’au milieu du printemps. Les grévistes, toutes des femmes aux postes précaires, ont planté leur piquet devant l’Ehpad. Les voitures les klaxonnent, en soutien. La direction se montre « agressive », « revancharde », selon Siham Touazi. Elle aurait monté des salariés contre celles qui se forment à vitesse grand V à la CGT. Et décide même de distribuer des tracts dans Neuville, un bourg d’environ 2 000 habitants, ou de contacter des familles des personnes âgées pour soutirer des complaintes. Une pétition de salariés non-grévistes est initiée. « C’était une pétition anti-mensonges », affirme la plaignante au tribunal.
Contexte politique sur fond de scandale
Quelques mois plus tôt, l’infirmière confiait à Politis : « J’ai compris que la négociation n’était possible que grâce au rapport de force. Face à une direction, il faut impérativement le rétablir ». Après deux mises à pied, elle sait que l’adversaire est prêt à tout pour l’évincer. À la détermination du groupe s’ajoute un contexte politique qui n’a pas manqué de visibiliser la lutte.
25 janvier 2022. Le poste radio sur le piquet de grève crache le jingle du 13/14 h de France Inter. On entend la voix d’un journaliste qui décrit les coulisses terribles du monstre des Ehpad : Orpea. C’est Victor Castanet, et il parle pour la première fois de son livre-enquête, Les Fossoyeurs. Les grévistes de Neuville-sur-Oise écoutent attentivement. Elles retrouvent des points communs. La vétusté du matériel, l’alimentation limitée, des salariées à bout de souffle et les conséquences sur les résidents. Le tremblement de terre créé par cet ouvrage se répand dans le pays et frappe l’actualité politique.
À l’époque, la campagne présidentielle bat son plein. Devant le stand CGT, les candidats et élus défilent. Christiane Taubira, Nathalie Artaud, Paul Vannier, alors conseiller régional en Île-de-France, ou encore Éric Coquerel, élu insoumis depuis 2017. Toutes et tous voient en Siham Touazi et les femmes qui l’accompagnent les symboles d’une lutte aux multiples visages : des femmes, populaires, non-encartées, certaines racisées, survivant dans l’univers exsangue du soin et du grand âge.
Ces femmes ont participé à jeter une lumière crue sur les Ehpad privés après le scandale d’Orpea.
P. Martinez
En mai, avant que l’audience du procès en diffamation ne soit finalement reportée, les soutiens continuaient à s’afficher. Présent, l’ancien secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, tenait à soutenir « ce formidable combat ». « Ces femmes ont participé à jeter une lumière crue sur les Ehpad privés après le scandale d’Orpea », analyse-t-il. Le député de la Somme, François Ruffin, soulignait le conflit de classe qui se jouait entre les murs décrépis du Chateau de Neuville.
Il faut dire que « Siham n’a pas sa langue dans sa poche », comme le décrit Nathalie*, une collègue. « Je me levais grève, je mangeais grève, je dormais grève », résume-t-elle. « Pendant deux heures, tous les soirs après la journée dans le froid, j’envoyais des mails. J’arrosais tout le monde. Et le matin, en arrivant, il fallait être tout sourire, pleine d’énergie ».
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
À l’époque, Siham Touazi n’a pas d’engagement politique. Formel, en tout cas, puisque si elle est encartée nulle part, cette ancienne infirmière de l’hôpital d’Argenteuil (Val d’Oise) a toujours eu la solidarité et la bataille contre l’injustice chevillés au corps. C’est de famille : son père, ouvrier recruté directement à Casablanca pour travailler dans les fonderies de Rueil-Malmaison, était syndicaliste. Son frère aîné, Nordine, fait du lien social dans sa copropriété pour aider les voisins vulnérables. Et son cadet, Toufik, est un éducateur sportif et reconnu sur la dalle d’Argenteuil – Politis avait déjà raconté son histoire. La mère, elle, était femme de ménage. Métier précaire et dans l’ombre.
« Avant, je faisais que du politiquement correct – en tant que femme, racisée, d’un milieu modeste, je n’allais pas empirer mon cas et dire que je suis une gauchiste », rigole-t-elle. « Mais petit à petit, les inégalités me sont devenues systémiques et insupportables ». Elle ne recule devant rien. Active tous les leviers. Y compris, s’il le faut, le chef de l’État. 27 avril 2022. Emmanuel Macron vient tout juste d’être réélu. Il fait un déplacement au marché de Cergy. Siham Touazi s’y rend.
Une fin de grève sous pression
Ses collègues, restées au piquet, scrutent le reportage en direct sur BFM. Sur place, un syndicaliste informe l’infirmière que la sécurité présidentielle aurait retiré tous les couteaux du stand de poissonnerie. Elle fonce. Un petit malaise d’une personne âgée lui permet de se glisser tout devant. « Je prends la main du président et je lui raconte rapidement ma situation. Il me répond que je suis ‘une essentielle’ et qu’il ne me laissera pas tomber. Le préfet rapplique et prend mon numéro. »
Cette interpellation, quoiqu’encourageante sur la forme, va hâter la fin de la grève sur le fond. Le soir même, Siham Touazi est appelée par le préfet. Il lui annonce qu’il fera partie des négociations entre les grévistes, la direction et l’inspection du travail. Le lendemain matin, cette dernière est diligentée pour mener une enquête spéciale. Entre temps, un premier rapport de l’agence régionale de santé (ARS), dont nous avons obtenu copie, montrait déjà les nombreux dysfonctionnements internes. Sous pression et exténuées, les salariées finissent par céder et signent une rupture conventionnelle – aujourd’hui contestée aux prudhommes.
Au tribunal judiciaire de Pontoise, ce jeudi 6 février, Siham Touazi et ses alliées rassemblent leurs forces. La grève et la bataille judiciaire ont laissé des traces. Plusieurs parlent de « burn-out » et de rapports compliqués, quasi traumatiques, avec leur travail respectif, loin de cet Ehpad. Avec, tout de même, la certitude d’avoir réussi. Aujourd’hui, les salariées du Château de Neuville ont été augmentées, les heures supérieures seraient payées. « Tout ce qu’on demandait », se félicite Nathalie. « Pour elles, la vie est plus belle ». Il ne reste plus qu’à attendre le délibéré pour qu’il rende, peut-être, la leur plus juste.
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