Europe, Russie, États-Unis : la rude unité de la gauche

La nécessité de créer une défense européenne ne fait pas l’unanimité parmi les partis de la gauche française. Or il ne s’agit pas seulement de se réarmer pour défendre l’Ukraine contre Poutine mais de résister à une offensive idéologique ultraréactionnaire, soutenue par l’extrême droite européenne et à laquelle se sont ralliés les États-Unis de Trump.

Denis Sieffert  • 12 mars 2025 abonné·es
Europe, Russie, États-Unis : la rude unité de la gauche
Le vice-président des États-Unis J.D. Vance, à Washington, le 10 mars 2025.
© Chip Somodevilla / Getty Images /AFP

La guerre d’Ukraine, Poutine, les dépenses militaires, l’Europe, il n’y a pas de pires sujets pour les gauches (ici, plus que jamais, le pluriel s’impose). Ce sont les thèmes les plus clivants du rapport à la nation, du « campisme », qui fait toujours de la résistance trente-cinq ans après la disparition de l’URSS, et des transferts de souveraineté qui interrogent aujourd’hui les partis de gauche. On n’a donc pas été surpris des divergences qui sont apparues au lendemain de l’appel très solennel d’Emmanuel Macron en faveur d’une augmentation des dépenses militaires et de la création d’une défense européenne.

Les partis de gauche peinent parfois à saisir la nature d’une guerre que l’on qualifie d’hybride, mais qui est multidimensionnelle, militaire et économique en Ukraine, et idéologique ailleurs en Europe. À cette difficulté, s’ajoute la crainte de ne pas laisser piller les budgets sociaux et environnementaux au prétexte, historiquement bien connu, d’union nationale.

ZOOM : Les angles morts de Macron

Le président de la République s’est exprimé devant les Français le 5 mars dernier lors d’une allocution suivie par plus de 15 millions de téléspectateurs. Le propos était grave. Le tableau dressé plutôt juste et lucide – même si l’on peut regretter qu’il n’ait été que très peu question des États-Unis qui font désormais partie du problème. Il s’agissait néanmoins de ne pas minimiser la bascule mondiale qui s’opère sous nos yeux et qui nous ramène à un niveau de tension jamais égalé depuis la Seconde Guerre mondiale.

Mais il y avait au moins deux angles morts dans cette intervention des plus solennelles. La première concernait l’effort de guerre qu’il appelle de ses vœux. Comment entend-il le financer ? « Faut-il rendre de nouveau obligatoire le service militaire ? », s’interrogent même certaines chaînes d’info. Les budgets de la protection sociale seront-ils sacrifiés ? Emmanuel Macron n’en dira rien. Tout juste assumera-t-il de ne pas vouloir augmenter les impôts laissant entendre que tous les budgets de l’État seraient mis à contribution.

Et puis le second angle mort relève du périmètre de notre défense. Qui sont nos alliés ? Les États membres de l’Union européenne ? La Slovaquie et la Hongrie – membres de l’UE – manquent à l’appel quand le Royaume-Uni, le Canada ou la Norvège – non-membres de l’UE – s’engagent à nos côtés. Que signifie donc être européen dans ce contexte belliqueux ? Alors que la guerre couve depuis des décennies, que l’extrême droite gagne du terrain partout sur le Vieux Continent, l’Union européenne semble découvrir qu’elle n’est guère plus qu’un marché. Et elle se rêve, sans doute un peu tard, en Europe de la défense.

Pierre Jacquemain

Dans ce paysage géopolitique, qui donne le tournis après le renversement d’alliance états-unien, le Parti socialiste et les Écologistes n’ont pas craint d’emboîter le pas au chef de l’État, au moins sur l’analyse des périls et la nécessaire dimension européenne de la riposte. La présidente du groupe écologiste, Cyrielle Chatelain, admet « un moment de bifurcation décisif », et pose les termes des alternatives entre « éclatement [de l’Europe] et coopération », « rivalité ou solidarité, repli ou dépassement ».

En revanche, La France insoumise et le Parti communiste ont manifesté plus que des réticences. Éric Coquerel, qui ne voit pas de menace russe aux frontières de la France, s’inquiète de l’alarmisme du président de la République. Et son collègue insoumis Aurélien Saintoul ne croit pas à la possibilité d’une défense européenne, « parce qu’il n’y a pas de peuple européen ». Le communiste Vincent Boulet, responsable des Relations internationales, ne désespère toujours pas, lui, de trouver « une solution diplomatique ayant pour base la souveraineté et la neutralité de l’Ukraine ».

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Ici, on n’est pas loin du déni de réalité, puisque Poutine ne veut à aucun prix de souveraineté ukrainienne. Quant à ceux qui scrutent la ligne bleue des Vosges, ils n’ont pas la berlue : les chars russes ne sont pas là. Mais ils se trompent de guerre. Une guerre hybride est déjà sur notre sol, avec les attaques contre les systèmes informatiques de nos hôpitaux, et de nombreux relais politiques et médiatiques autour de la sphère Bolloré. C’est la menace d’une ingérence dans nos élections.

Poutine exècre tout ce que représente l’Europe de liberté, de démocratie et de droits humains.

L’exemple roumain est à cet égard édifiant. La guerre russe a deux objectifs : économique avec l’appropriation des ressources minières et agricoles de l’Ukraine, et idéologique par une contre-révolution culturelle et morale qui ruinerait toute identité européenne. À terme, le but de guerre est peut-être davantage idéologique que territorial. Poutine exècre tout ce que représente l’Europe de liberté, qu’il confond avec la dissolution des mœurs, de démocratie et de droits humains.

La Russie et son combat « métaphysique »

On objectera que ces grands principes sont souvent bien mal défendus par l’Union européenne elle-même, mais qui oserait établir une équivalence avec un système poutinien qui emprisonne ou empoisonne ses opposants, et qui repose sur le double pouvoir d’une police politique et d’une Église moyenâgeuse, celle du redouté Patriarche de Moscou qui proclame que « le mariage homosexuel nous rapproche de l’Apocalypse » ?

Personne d’ailleurs n’a mieux défini la guerre de Poutine que ce personnage sulfureux, lui-même ancien flic du KGB : « La Russie, dit-il, ne conduit pas en Ukraine un combat physique mais métaphysique contre les forces du mal. »

Il est l’un des piliers de ce que ce que le chercheur en sciences politiques Gilles Favarel-Garrigues a appelé La Verticale de la peur (1). Un système qui submerge tout un peuple d’une propagande hégémonique, régressive, exaltant le virilisme et la force brute. Poutine est tout simplement d’extrême droite, mais d’une extrême droite qui dirige le pays le plus vaste de la planète, l’un des plus riches en ressources énergétiques, et qui possède la bombe atomique.

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La Découverte, 2023.

C’est donc en politique qu’il faut le regarder. Il a déjà partout en Europe des alliés de son acabit. Voilà pourquoi la gauche ne doit pas se méprendre. L’Ukraine est donc beaucoup plus qu’elle-même. Le ralliement de Trump a, comme on le voit, des racines profondes. Le discours menaçant du vice-président J. D. Vance à la Conférence du Munich, le 14 février, était littéralement « poutinien », à base de « vérités alternatives » et d’une morale inversée qui, aux États-Unis, est déjà à l’œuvre dans des attaques violentes contre la recherche et les campus rebelles.

Poutine et Trump ont le même lexique. C’est une terrible contre-révolution conservatrice qui est à l’assaut des États-Unis. Et de l’Europe, si l’on n’y prend garde. Mais leur complicité n’est évidemment pas qu’idéologique. Ils ont déjà signé un pacte virtuel de partage de l’Ukraine, de ses ressources énergétiques.

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Il est donc impératif de sécuriser les frontières de l’Ukraine si une trêve intervient. Mais, on l’aura compris, la question de la défense européenne n’est pas seulement celle du soutien à l’Ukraine. Il s’agit d’imposer dans le nouveau paysage mondial une Europe qui puisse résister sur tous les terrains aux deux impérialismes. L’effort de guerre russe (10 % du PIB), exponentiel, n’est sans doute pas fait pour s’arrêter à Kyiv. La Moldavie est déjà en proie à une guerre à peine déguisée. Les pays Baltes sont sans doute aussi sur l’agenda d’un homme qui rêve de réinventer l’empire soviétique, mais sur une tout autre base idéologique.

Nous savons, depuis 1940, que le pacifisme ‘quoi qu’il en coûte’ peut conduire à des désastres.

Certes, l’augmentation chez nous des dépenses militaires, la mobilisation des industriels de l’armement, la mutualisation des moyens de défense à l’échelle européenne blessent nos consciences. Mais Jaurès nous a laissé en héritage l’idée que des guerres défensives pouvaient être légitimes. Et nous savons, depuis 1940, que le pacifisme « quoi qu’il en coûte » peut conduire à des désastres. « Mourir pour Dantzig ? » s’interrogeait Marcel Déat dans le journal L’Œuvre, le 4 mai 1939.

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La question était rhétorique. Mais Déat trompait ses concitoyens, car il ne s’agissait pas seulement de Dantzig, et son erreur est devenue une faute qui l’a entraîné loin dans l’abîme. Où va Vladimir Poutine est donc la question. Ses victoires n’auront pas forcément des noms de capitales ou de régions. Sa guerre moderne a une substance diffuse comme un poison.

S’émanciper des États-Unis

Mais un autre enjeu, le plus important peut-être à l’échelle de l’histoire, devrait mobiliser toute la gauche. La situation nouvelle offre l’occasion de s’émanciper des États-Unis. Le virage est brutal et contraint, mais il peut être bénéfique et pérenne. Dans tous les cas, la question du réarmement est celle de la reconquête d’une indépendance française et européenne. Ce qui devrait mobiliser les plus réticents. Enfin, par-delà les différences d’analyse, les gauches devraient se réconcilier sur une bataille dont on a deviné les enjeux en entendant Macron.

Macron voudrait torpiller sa ‘grande idée européenne’, en s’attaquant aux dépenses sociales ou environnementales, qu’il ne s’y prendrait pas autrement.

Où trouver l’argent pour augmenter ses dépenses de défense de 2 % à 3,5 % du PIB, dont la France aura besoin pour participer à l’effort européen auquel l’Allemagne a déjà souscrit par la voix de son futur chancelier démocrate-chrétien, Friedrich Merz ? S’accrochant à son dogme libéral, Macron a exclu toute augmentation d’impôts. Comprendre : pas d’impôts ou de taxes pour les riches.

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Dans ces conditions, l’appel à l’effort national a de quoi inquiéter. Pas d’augmentation des recettes, pas de mobilisations des avoirs russes… Le président du Medef a vu midi à sa porte : pourquoi ne pas repousser encore l’âge de départ à la retraite. À 70 ans, par exemple, comme au Danemark. Le président du Conseil d’orientation des retraites, Gilbert Cette en a rajouté.

Macron voudrait torpiller sa « grande idée européenne », en s’attaquant aux dépenses sociales ou environnementales, qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Les sondages montrent une adhésion au fameux « réveil de l’Europe », voire à un périmètre plus pertinent, avec le Royaume-Uni. Mais tout ça s’effondrera si Macron ne dissipe pas rapidement le soupçon d’une exploitation sordide des périls internationaux. Ce combat-là, les gauches doivent le mener unies.

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