« Je viens d’un pays qui n’existe plus »

Trente ans après la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, Christophe Dabitch et Jorge González la racontent dans une BD qui dissèque l’emballement meurtrier en temps de guerre ethnique.

Marius Jouanny  • 26 mars 2025 abonné·es
« Je viens d’un pays qui n’existe plus »

Jours de chasse / Christophe Dabitch et Jorge González / Futuropolis / 136 pages, 21 euros.

Parmi les innombrables crimes commis par les nationalistes serbes envers les populations bosniaques musulmanes et croates pendant la guerre des Balkans, Christophe Dabitch se souvient de celui relaté dans un article de presse glaçant. Il y est question de l’arrestation d’un marchand de fruits et légumes dans la banlieue de Belgrade. Ce dernier prétextait partir à la chasse tous les week-ends, alors qu’il rejoignait des miliciens avec le coffre de sa voiture bourré d’armes. Il revenait chez lui le dimanche soir, après sa participation aux opérations de nettoyage ethnique… Comment peut-on en arriver là ?

Dabitch et le dessinateur Jorge González s’interrogent à travers une fiction dans laquelle trois amis d’enfance se retrouvent justement pour une partie de chasse en forêt. Milan n’aime pas ça, mais veut profiter de ses retrouvailles avec Boris et Vladimir, après cinq ans passés à l’étranger. Problème : ces deux derniers comptent en réalité se joindre à l’assaut d’un village bosniaque, en forçant Milan à prendre les armes.

Ce sentiment d’être embarqué malgré lui, Christophe Dabitch l’a ressenti au cours d’une dizaine de voyages dans la région entre 1989 et 2003. Il cherchait au départ à renouer avec la partie serbe de sa famille, perdue de vue depuis que son arrière-grand-père avait fui les précédentes guerres balkaniques, en 1912. Ignorant l’histoire de son pays d’origine, Dabitch est alors interloqué par les discours identitaires catalysés par la propagande du président Milošević, au point d’y consacrer un documentaire pour Arte en 1994, sous la forme d’un dialogue avec un de ses cousins : Dabić et Dabitch, un cousin serbe.

Jours de chasse BD

(Futuropolis éditions.)

Depuis, il n’a cessé de chercher à comprendre la mécanique nationaliste, d’abord à travers un carnet publié avec le dessinateur David Prudhomme en 2003, Voyages aux pays des Serbes. S’il y revient avec Jours de chasse en s’inspirant du massacre de Višegrad de 1992, c’est parce qu’il perçoit dans la folie sanguinaire serbe un reflet de bien d’autres situations historiques.

Par ses choix graphiques, Jorge González semble partager ce point de vue. En dépouillant les décors, il isole les personnages comme si le territoire qu’ils ravagent n’avait pas d’identité propre. La forêt se résume à des motifs et dégradés gris, tandis que les habitations du village attaqué restent esquissées. À peu de chose près, certaines planches pourraient être reprises pour raconter la guerre en Ukraine. La lecture laisse l’impression de traverser les souvenirs traumatiques de Milan, constellés de fantômes et de recoins laissés flous.

Zone grise

Les plus tatillons avanceront que le dessinateur argentin a voulu faire au plus vite, au vu de la duplication fréquente de certains dessins d’une case à l’autre. Mais ce serait une attaque injuste, tant González a soigné les expressions de ses personnages, tout en se risquant à passer au noir et blanc alors que la couleur a une place importante dans ses précédents livres.

Jours de chasse Dabitch Gonzalez

En scrutant l’âme des génocidaires serbes, les deux auteurs assument d’avancer en zone grise. La citation du mythique monologue du colonel Kurtz, interprété par Marlon Brando dans le film Apocalypse Now, regardé à la télévision par les miliciens serbes, donne le ton : les repères moraux s’évanouissent dans l’obscurité, tandis que le désir de violence devient contagieux. En faisant répéter successivement par un Serbe et un Bosniaque la même phrase énigmatique : « Le sang n’est pas de l’eau », Dabitch ne cherche surtout pas à renvoyer les deux camps dos à dos. Il insinue plutôt que la logique guerrière amène les individus jusqu’à un point de non-retour, une haine généralisée.

Au milieu du champ de bataille, González ajoute la présence incongrue d’une vache, transportée d’un camp à l’autre. Elle seule semble en mesure de garder la tête froide et le regard innocent face aux tueries. Le bilan de ce conflit a laissé des blessures béantes : près de 100 000 morts en Bosnie, dont la moitié de civils, et 2,2 millions de réfugiés. 90 responsables ont été jugés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.

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Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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